En actant la dissolution par décret de l’association le Bloc lorrain, le ministère de l’Intérieur cherchait-il à «protéger la société» ou à «faire le ménage parmi les individus contestataires» ? Dans la majestueuse salle du Conseil d’Etat, le ton est sec ce mercredi. Me Paul Mathonnet, chargé de défendre l’association devant la plus haute juridiction de l’ordre administratif, interpelle dès les premières minutes d’audience les trois juges des référés sur le sens de cette dissolution confirmée en Conseil des ministres le 23 novembre. «Le Bloc lorrain est né dans le cadre du mouvement des gilets jaunes. Elle mène plusieurs activités, de débat, d’entraide sociale, d’organisation de manifestations», retrace avec énergie l’avocat, au côté de Kévin Grillot, président et cofondateur de l’association, qui approuve en silence d’un signe de tête. Alors oui, «son idéologie est politiquement marquée. Elle est libertaire et parfaitement contestataire, reprend Paul Mathonnet. Mais nous devons accepter des associations critiques dans notre société».
Le décret de dissolution signé par le locataire de la place Beauvau, Gérald Darmanin, reproche notamment au Bloc lorrain de «légitimer le recours à la violence dans les manifestations […] sous couvert de défendre un discours idéologique refusant toute forme d’autorité». Dans sa ligne de mire : des photographies, vidéos et images publiées sur les réseaux sociaux «valoris[ant] les débordements et les destructions matérielles comme les violences urbaines commises lors de manifestations de toute nature», mais aussi des «formations» des membres de l’organisation «afin qu’ils soient mieux préparés à en découdre avec les forces de l’ordre». Face à ce qu’ils considèrent être une «atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales d’association, de réunion, d’expression et d’opinion», les avocats du Bloc lorrain ont déposé le 4 décembre un référé liberté auprès du Conseil d’Etat pour tenter de suspendre en urgence cette dissolution.
«Le monopole de la violence légitime appartient à l’Etat»
Face à eux ce mercredi, Pascale Léglise, directrice des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l’intérieur, lève les yeux au ciel et hausse le ton : «On n’est pas là pour contester le droit de contestation du Bloc lorrain, lâche la haute fonctionnaire, mais le monopole de la violence légitime appartient à l’Etat et pas aux manifestants.» Au cours de l’audience, elle exhume, à plusieurs reprises, des comptes Facebook de l’association, des images «d’incendies», «d’affrontements», «qui valorisent la violence» et «incitent à la casse». «Tous les dires de l’administration qui consistent à extraire une image de vidéos de plusieurs minutes procèdent d’une manipulation», lui répond Paul Mathonnet. L’association se défend d’user des codes des Black Blocs, un mode opératoire consistant à se regrouper et à circuler, le visage masqué, pour s’en prendre physiquement aux symboles de l’Etat et du capitalisme. «Il y a peut-être des images qui choquent, qui renvoient à une réalité qu’on ne connaît pas. Mais elles sont loin, très loin de la réalité des Black Blocs qui sont par principe désorganisés, pointe leur avocat. On ne peut pas dissoudre une association sur la base de ces images.»
Décryptage
Sont également passés au crible «les stages» organisés par l’association. Selon le ministère, ils sont présentés comme «des stages de défense vis-à-vis de l’institution policière». «On peut voir des photographies de personnes avec des gants de boxe, affirme Pascale Léglise. Il ne s’agit pas uniquement de stages de street medic», ces militants capables d’assurer les gestes de premiers secours nécessaires dans les cortèges en cas de blessures. «S’il n’y a que des femmes sur cette photo c’est parce qu’il s’agit de stages d’autodéfense féministes», explique Me Mathonnet. «Vous avez déjà vu des manifestants boxer des policiers avec des gants de boxe dans la rue ? Ça serait complètement dingue !» abonde le cofondateur de l’organisation, Kévin Grillot, cheveux noués et sage chemise crème. Pascale Léglise reconnaît que le Bloc lorrain «déclare les manifestations», mais dénonce qu’il ne «respecte ensuite pas les parcours» conclus avec l’autorité préfectorale. Le désormais ex-président de l’association détaille alors les longues phases de préparation : «Avant chaque manifestation, plusieurs coups de téléphone et mails sont échangés avec la préfecture. On essaie de respecter le parcours au maximum, mais quand on est plus de 4 000 dans une ville comme Nancy, il se peut que des gens tentent de le dévier.»
«Dangers» de la dissolution
«Il y a bien une provocation [à la violence] et cette provocation est suivie des faits», reprend la représentante de Beauvau, pointant «des interpellations pendant ces manifestations qui ont ensuite été condamnées». Mais parmi toutes les condamnations évoquées par le ministère de l’Intérieur, une seule concerne un membre du Bloc lorrain, selon les avocats de ce dernier : une amende de 300 euros infligée après une composition pénale, une procédure permettant au procureur de la République de proposer une sanction à l’auteur des faits pour éviter un procès.
Ce qui se joue ici, sous le poids des précieuses boiseries et des dorures du Conseil d’Etat, est «une question de liberté d’expression», résume Paul Mathonnet. Si l’on considère qu’avoir «une critique très virulente de l’Etat et de l’institution entraîne par nature des violences, dans ce cas-là, il ne pourra plus exister d’organisation libertaire ou anarchiste», complète-t-il. Avant de conclure en mettant en avant «les dangers» de cette dissolution : «Vous n’aurez plus une structuration de la population avec qui composer, c’est ce qu’on a tous regretté au moment du mouvement des gilets jaunes.» Quelles que soient les idées qu’elles véhiculent, ces associations politiques constituent des «relais», permettent d’avoir des interlocuteurs définis, poursuit-il. En confirmant la dissolution, «vous casserez ce thermomètre» sociétal, prévient-il, «mais la température ne baissera pas». Le président a clôturé les débats et indiqué qu’il rendrait son ordonnance «dans les prochains jours».