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Libération
Violences policières

Double meurtre dans un «refus d’obtempérer» à Vénissieux : une ONG s’attaque à l’expertise balistique

En août 2022, un policier tuait avec son arme deux jeunes hommes à bord d’une voiture volée, sur un parking de la banlieue lyonnaise. L’expertise balistique, produite dans le cadre de l’enquête judiciaire et qui soutient les témoignages des fonctionnaires, est remise en question par l’association Index.

A Vénissieux, le 18 août 2023, la mère d'Adam B. rend hommage à son fils tué un an auparavant par un policier à Vénissieux. (Eric Pellet/Hommage à Adam à Vénissieux)
Publié le 11/03/2024 à 19h06

La scène n’a pas duré trente secondes. Au cours de ce laps de temps, peu après minuit, le 19 août 2022, deux policiers de la brigade spécialisée de terrain (BST) tentent d’arrêter une voiture signalée comme volée. Elle s’enfuit, ils ouvrent le feu – l’un des agents déclarant avoir été renversé au cours de la manœuvre. Onze tirs atteignent le véhicule, qui finit sa course à quelques dizaines de mètres de son point de départ, sur le parking d’une zone commerciale de Vénissieux (Rhône). A son bord, le passager Adam B., 20 ans, est tué sur le coup, et le conducteur, Raihane S., 25 ans, meurt quelques heures plus tard, à l’hôpital.

Dans un «rapport de contre-expertise» d’une vingtaine de pages, publié ce lundi 11 mars, l’association Index revient sur ces instants fatals, qui font l’objet d’une information judiciaire pour «coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner», et dans le cadre de laquelle le policier Geoffray D., auteur des tirs mortels, a été placé sous le statut de témoin assisté. Puisqu’il n’existe pas d’image des faits, l’enquête s’appuie essentiellement sur les témoignages des agents et les constatations matérielles effectuées sur place, sur le véhicule et le corps des victimes. Index a eu accès au dossier judiciaire et s’intéresse particulièrement à l’expertise balistique ordonnée dans le cadre de l’enquête, qui a conclu que «les déclarations des quatre fonctionnaires de police [présents sur la scène] convergent vers un scénario des faits qui est parfaitement cohérent avec les constatations matérielles sur les corps, les vêtements et le véhicule.»

«Abrasions cutanées»

La version des agents est celle de la légitime défense. Elle se résume ainsi : ils garent leur fourgon devant la Renault Megane, dont ils viennent d’apprendre, en consultant son immatriculation dans leurs fichiers, qu’elle est signalée comme volée. Raihane S. recule d’abord, puis enclenche la marche avant. Entre-temps, trois policiers se sont approchés à pied : l’un a jeté un «stop stick», qui crève le pneu avant droit de la voiture ; deux autres ont dégainé et pointé leur pistolet vers la Mégane. Celle-ci, en démarrant, percute et emporte l’un d’entre eux : Geoffray D. Il tire alors à cinq reprises, quasiment à bout touchant avec le pare-brise, avant de chuter, et d’user encore trois fois de son arme. Dans l’intervalle, l’un de ses collègues a également fait feu à trois reprises sans toucher Raihane S. ou Adam B. Au terme de l’action, Geoffray D. est «légèrement blessé aux jambes», écrivait le parquet de Lyon dans un communiqué de presse peu après les faits ; dans son rapport, Index fait état d’un certificat médical constatant des «abrasions cutanées» sur les jambes, qui valent au fonctionnaire deux jours d’interruption temporaire de travail.

Index s’est attaché à produire une reconstitution, animée et en 3D, de la version des policiers, et arrive à la conclusion qu’elle est «très peu plausible». Principalement : «Geoffray D. affirme avoir effectué cinq tirs à travers le pare-brise [dont les tirs mortels], tout en étant couché sur le capot du véhicule qui accélérait en l’emportant.» Or, selon Index, la position des impacts sur le pare-brise signifie que le policier «aurait eu à effectuer, entre chaque tir, des gestes amples de son bras droit pour que son arme se retrouve en face de chacun des orifices». Un comportement «quasiment [physiquement] impossible», ajoute Index.

«Incompatible»

Le rapport publié ce lundi critique également les conclusions de l’expert au sujet d’autres tirs (ceux que Geoffray D. auraient été effectués une fois à terre), estimant que le scénario retenu par le balisticien est «incompatible avec les constatations matérielles qu’il a lui-même effectuées». L’association relève d’autres «incohérences» tout en concluant : «Les éléments matériels à notre disposition ne nous permettent pas, à ce stade, de formuler un scénario de reconstitution alternative des faits ayant conduit à la mort d’Adam B. et de Raihane S.»

«Le travail de l’expert balistique, qui a conclu à la vraisemblance des déclarations des fonctionnaires, nous semble très insuffisant», tançait déjà, en décembre 2023 auprès de Libération, l’avocat Bertrand Sayn. Il représente la mère d’Adam B., qui s’est constituée partie civile et a créé un comité «Vérité pour Adam», revendiquant le soutien de plusieurs personnalités. L’expertise d’Index, qui a déjà réalisé d’autres travaux sur les violences policières, y compris en partenariat avec Libération, ne sera pas la dernière de ce dossier : dans le cadre de la procédure judiciaire, l’avocat a «demandé, et obtenu, qu’une contre-expertise soit réalisée».