«L’audience, c’est l’essence de la justice, là où tout se joue, lance l’avocate générale Ingrid Gorgen en guise d’introduction d’un long réquisitoire. C’est le moment où on rencontre les accusés, l’occasion d’entendre leur positionnement, d’apprécier leur sincérité. Le moment où on s’éloigne des procès-verbaux, de l’écrit et où le réel prend forme. Où le dossier papier qui nous avait convaincus peut prendre une toute autre apparence.» Le moment où, après plus de deux semaines de procès denses, peut se produire un coup de théâtre, un retournement des plus inattendus. Mardi, le parquet de Pontoise a requis l’acquittement de Bagui Traoré dans l’affaire des émeutes de Beaumont-sur-Oise, les nuits suivant la mort de son frère Adama, en juillet 2016. «L’audience m’a donné une lecture différente des éléments du dossier et ils sont insuffisants pour demander une condamnation», estime l’avocate générale. Avant d’ajouter : «Je ne suis pas là pour faire des hypothèses, je n’ai pas de preuves. Quand on n’a pas de preuves, on en tire les conséquences.»
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Pendant les cinq années d’instruction du dossier, l’accusation a pourtant soutenu que Bagui Traoré était l’organisateur de ces violences avant de décider de son renvoi devant la cour d’assises pour tentatives de meurtre en bande organisée contre des personnes dépositaires de l’autorité publique – en tout plus de 80 gendarmes. «Il n’y a pas de bande organisée, estime désormais l’avocate générale. Il serait faux de dire qu’il y a eu un grand chef, qui a pensé et orchestré ces événements arrivant sous le coup de l’émotion, en tout cas la première nuit.» Cette nuit-là, Bagui Traoré était en garde à vue suite à l’interpellation d’Adama Traoré et rentre à Beaumont seulement vers 1h30 du matin, reconnaît-elle. Au moins une heure après le début des tirs, donc. «Il ne peut pas davantage appeler [les autres accusés] pour leur dire ce qu’ils doivent faire, avec qui, de quelle manière et contre qui, car on conserve son téléphone pour l’exploiter, ajoute Ingrid Gorgen. Sans portable, compliqué d’orchestrer les événements.»
«Comme à Walt Disney… »
Pour la défense de Bagui Traoré, le soulagement est grand, mais son goût est amer. «On nous dit que l’audience est magique, comme à Walt Disney… Comme si toute l’instruction, tous les procès-verbaux ne servaient à rien. Comme si d’un trait, d’une parole, on pouvait oublier presque cinq ans de détention provisoire pour rien», tonne Me Frank Berton, un de ses conseils. Il estime qu’on a essayé depuis le début d’impliquer «coûte que coûte» Bagui dans ce dossier : «Un coup on dit qu’il porte le fusil, un coup, quand on voit que cela ne colle pas, on affirme que c’est lui qui a donné l’arme, puis un troisième coup il n’a plus donné l’arme mais les ordres.» Sa consœur Me Yasmina Belmokhtar dénonce un dossier «uniquement basé sur un tas d’écoutes qui ne veulent rien dire». «Aucun élément matériel de ce dossier ne permet d’établir qu’il était présent lors des émeutes, aucune de ces nuits, affirme-t-elle. Ni ADN, ni témoins visuels, ni bornage téléphonique. Les enquêteurs de gendarmerie, les juges d’instruction, les avocats généraux le savaient déjà parfaitement.» Les conseils de Bagui Traoré ont plaidé en chœur un «naufrage de l’accusation» pendant l’audience. «Il n’est jamais trop tard pour reconnaître ses erreurs, mais quand elle se nomme erreur judiciaire, quand l’erreur l’a exclu de la société, l’a arraché à sa famille, permettez-nous de ne pas accueillir ces réquisitions avec le sourire», lance Me Yasmina Belmokhtar.
«La volonté de tuer est établie»
Les tireurs, ce sont donc les trois autres accusés, selon le parquet. Il a requis huit à douze ans de réclusion criminelle à leur encontre. Dans leur cas, l’autre avocat général affirme que l’intention de tuer ne fait pas de doute. «Adama est décédé. La colère, la haine et la rage sont montées. Il fallait tuer du bleu, tuer un gendarme car un certain nombre de personnes estimaient que les gendarmes avaient tué Adama», dit-il. «La volonté de tuer est objectivement établie par les tirs visés, l’impact sur les casques, les visières, le buste. Ce n’était pas le ciel et les nuages qui étaient visés mais bien les forces de l’ordre», abonde Me Bosselut, avocat d’une partie des gendarmes. «Le malheur ne donne pas tous les droits. Qu’il y ait de l’émotion est compréhensible, mais elle ne justifie pas l’œil pour œil, dent pour dent, ajoute encore Cathy Richard, avocate d’une autre frange de gendarmes. Est-ce que vous voulez d’une société où buter un flic, buter un gendarme, ce sont les risques du métier ? Moi non.»
«Je ne nie pas les émeutes, tout cela n’était pas normal. Mais pourquoi avoir mis Bagui Traoré là-dedans ? Pourquoi aller le chercher lui ? interroge Me Frank Berton. Parce qu’il est le frère d’Adama, parce qu’il est l’arbre qui cache la forêt, parce qu’il fallait faire diversion». Diversion dans l’affaire de la mort du jeune homme de 24 ans à l’issue d’une interpellation par les gendarmes, qui apparaît en filigrane depuis le début de ce procès. «Comment cette enquête a-t-elle pu être confiée à la gendarmerie, qui est au cœur de l’affaire Adama ?» scande Me Berton. Il souligne que le directeur de l’enquête des émeutes est aussi celui qui a diligenté l’enquête pour rébellion ouverte alors même que le jeune homme était mort.
Un peu plus tôt, un avocat des parties civiles a estimé que lier les deux dossiers et se concentrer sur Bagui Traoré était une «fausse piste». «Ce n’est pas la défense qui a fait de ce procès l’affaire de Bagui Traoré : depuis le premier communiqué de presse du parquet il porte son nom», affirme l’avocat. C’est parce que Bagui est le «témoin de la mort de son frère qu’on l’a attiré dans cette procédure», estime Me Berton. Parce qu’il «fallait un Traoré» pour «toucher» toute la famille, dit-il encore. «Une famille honorable qui a vécu la tête baissée, jusqu’à ce que la grande sœur Assa décide qu’ils marcheraient la tête droite, qu’ils feraient du bruit, qu’ils mèneraient un combat contre les violences policières», lance Me Berton. Celle-ci, présente dans la salle depuis le début du procès, n’a pas caché pas son émotion à l’annonce des réquisitions. «L’espoir renaît», a confié Assa Traoré à la sortie de l’audience. Verdict ce vendredi.