Après la signature le 3 octobre 2022 d’un arrêt de renvoi par la commission d’instruction de la Cour de justice de la République (CJR) devant la juridiction de jugement, épais de 143 pages, et le rejet par la Cour de cassation de huit pourvois, le procès du ministre de la Justice s’ouvre donc ce lundi 6 novembre. Eric Dupond-Moretti est jugé par la CJR pour des soupçons de «prises illégales d’intérêts». Il risque cinq ans de prison et 500 000 euros d’amende, ainsi qu’une peine d’inéligibilité. Dans les grandes lignes, le garde des Sceaux est soupçonné d’avoir usé de ses fonctions de ministre pour régler des comptes avec des magistrats avec lesquels il avait eu maille à partir quand il était avocat. Mais dans le détail, qu’en est-il exactement ? Deux affaires servent de base à son procès.
Des tensions à Monaco
Chronologiquement, le premier cas est celui du juge Edouard Levrault, juge d’instruction à Monaco jusqu’au moment où il est rapatrié en France. Une quinzaine de juges en poste sur le Rocher sont en effet des magistrats français détachés, dont la carrière est gérée par le ministère de la Justice, place Vendôme à Paris. Ce juge avait en main des dossiers sensibles, dont l’un mettant en cause des personnalités monégasques, principalement le chef de la police judiciaire locale, ainsi que le milliardaire russe Dmitri Rybolovlev. Ce dernier, propriétaire du club de foot de Monaco, se retrouve inquiété dans cette affaire née de soupçons d’escroquerie à l’encontre d’un marchand de tableaux chargé de faire fructifier sa collection personnelle, et à l’occasion de laquelle ont été révélés de potentiels faits de trafic d’influence, de pressions sur les policiers et les juges, d’avantages indus et tutti quanti – l’affaire étant encore à l’instruction, ses protagonistes sont présumés innocents.
Le 10 juin 2020, le juge gênant laisse entendre dans l’émission Pièces à conviction que son rapatriement en France serait peut-être dû à ses enquêtes embarrassant le pouvoir monégasque et de puissants intérêts locaux. Le policier visé dans le dossier annonce saisir le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), l’organe de discipline des magistrats. Il a pour avocat Eric Dupond-Moretti. Ce dernier, qui défend également des sociétés appartenant à Rybolovlev, en rajoute une couche dans la presse monégasque : il tempête contre Edouard Levrault, comparé à un «cow-boy», et critique un reportage télé «indigne». Une enquête administrative est évoquée par la ministre de la Justice de l’époque, Nicole Belloubet, sans être déclenchée.
Le 6 juillet 2020, Eric Dupond-Moretti lui succède place Vendôme comme garde des Sceaux. L’enquête administrative contre Edouard Levrault est alors lancée par la directrice de cabinet du nouveau ministre, qui saisit l’Inspection générale de la justice (IGJ), chargée du contrôle du fonctionnement des juridictions et des services de la chancellerie. En dépit du résultat de cette inspection, qui ne décèle pas de faute, le Premier ministre expédie le juge devant le CSM pour un procès disciplinaire. Pourquoi Jean Castex s’en mêle-t-il ? Bien conscient de l’existence d’un problème, Matignon a récupéré les attributions du ministre de la Justice grâce à deux décrets de déport datés du 23 octobre et du 17 décembre 2020, relatifs aux dossiers dans lesquels Dupond-Moretti «a été l’avocat ou dans lesquelles il a été impliqué».
Des fadettes et des «méthodes de barbouzes»
La seconde affaire servant de socle au procès vise l’enquête administrative ordonnée en septembre 2020 à l’encontre de trois magistrats du Parquet national financier (PNF), dont sa cheffe Eliane Houlette, aujourd’hui retraitée. Tout démarre en 2014 avec une enquête préliminaire ouverte pour «violation du secret professionnel» par cette juridiction très sensible, compte tenu des dossiers explosifs qu’elle y traite : les enquêteurs sont persuadés que dans le cadre d’une autre affaire, Nicolas Sarkozy et son avocat et ami Thierry Herzog ont appris par une fuite qu’ils avaient été placés sur écoute.
Le PNF fait alors éplucher les factures téléphoniques détaillées (ou «fadettes») de Herzog et d’une série de ses correspondants, dont Eric Dupond-Moretti, alors avocat lillois. Aucun branchement d’écoutes téléphoniques n’est réalisé, mais les numéros entrants et sortants sont recherchés, et une géolocalisation du ténor du barreau est réalisée sur une période resserrée de quelques heures – le laps de temps pendant lequel le PNF estime qu’une taupe a pu faire fuiter l’info confidentielle. Libération a dévoilé le contenu de cette enquête, secrète par nature comme le sont toutes les enquêtes préliminaires, qui sera classée sans suite en 2019.
En 2020, les avocats visés prennent connaissance du contenu du dossier et laissent éclater leur colère. Sur LCI, Eric Dupond-Moretti annonce vouloir porter «plainte» contre ces «méthodes de barbouzes». Et s’emporte : «On est en pleine dérive.» L’avocat met en cause des «magistrats portés par leur idéologie».
Aussitôt dit, aussitôt fait : il dépose plainte et Nicole Belloubet, en sa qualité de ministre de la Justice, déclenche une enquête sur le fonctionnement du PNF. Quelques jours plus tard, le 6 juillet 2020, nommé garde des Sceaux, Dupond-Moretti retire sa plainte, qui continue néanmoins d’être instruite par le parquet de Nanterre (elle sera classée sans suite plus tard). L’Inspection générale de la justice continue elle aussi de travailler : elle ne décèle pas de faute personnelle et, en dépit de cette conclusion, une enquête administrative est cette fois lancée en septembre 2020 contre trois magistrats du PNF, dont sa cheffe. Ces enquêtes conduisent quelques mois plus tard le Premier ministre à ordonner, comme pour Edouard Levrault, la saisine du CSM pour un procès disciplinaire à l’encontre de deux des trois magistrats. Tous sont blanchis en septembre 2022.
Le garde des Sceaux semble n’avoir eu que faire d’un certain nombre d’alertes qui lui ont été adressées, lui suggérant de prendre garde à d’éventuels conflits d’intérêts, note la commission d’instruction, qui conclut : «Le ministre, en initiant puis en suivant les enquêtes administratives litigieuses jusqu’à la publication du décret de déport du 23 octobre 2020, a conservé un intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité [les critères exigés par la nouvelle loi de décembre 2021 précisant la prise illégale d’intérêts, ndlr] dans une entreprise ou une opération quelconque sur laquelle il exerçait un contrôle au moment des actes posés, en particulier sur la discipline des magistrats». Eric Dupond-Moretti, qui a toujours nié les faits, n’a pas souhaité répondre à Libération.