Il y a presque deux ans, Eric Dupond-Moretti était la grande surprise du gouvernement Castex. Le maintien du ministre de la Justice dans le gouvernement Borne, dévoilé ce vendredi après-midi, un mois après la réélection d’Emmanuel Macron et trois semaines avant les législatives, suscite la même stupéfaction. Celui-ci n’apparaissait pas vraiment comme reconductible compte tenu de ses ennuis judiciaires, a fortiori après qu’un procès devant la Cour de justice de la République (CJR) a été requis contre lui par le ministère public, début mai, pour «prise illégale d’intérêts». Une situation inédite – même s’il reste encore aux juges instructeurs de la CJR de se prononcer sur la tenue ou non d’un procès. Mais les efforts du pénaliste le plus populaire de France pour rester place Vendôme ont manifestement payé. «Je remercie le Président de la République et la Première ministre qui me renouvellent ce jour leur confiance. Je mesure l’honneur qui est le mien de pouvoir continuer d’œuvrer pour la justice de notre pays. Je serai le ministre du dialogue, de la concertation et de l’action», a réagi sur Twitter Eric Dupond-Moretti, lequel a su montrer son infaillible soutien durant la campagne présidentielle, jusqu’aux premières loges sur le Champ-de-Mars, le soir de la victoire.
Du côté du monde judiciaire, en revanche, «l’incompréhension et la déception» sont manifestes : «Nous ne savons pas comment son maintien à la tête du ministère va permettre la reprise du dialogue», s’inquiète auprès de Libération la présidente du Syndicat de la magistrature, Kim Reuflet, laquelle rappelle que le chantier de ce nouveau quinquennat est plus que jamais celui de «l’indépendance de la justice» : «Peut-on l’espérer venant d’un ministre mis en examen pour avoir abusé de ses prérogatives contre des magistrats et s’être livré à des ingérences dans leurs carrières ? Le message est on ne peut plus clair.» «C’est une mauvaise nouvelle pour la justice», abonde Cécile Mamelin, vice-présidente de l’Union syndicale des magistrats (USM), majoritaire dans la profession. «Nous sommes particulièrement surpris alors qu’il s’agit d’un ministre mis en examen, en attente d’un éventuel procès», poursuit-elle. Il y a deux ans déjà, l’inquiétude pointait de voir ce ténor des barreaux (pendant 36 ans), vouant une certaine inimitié à la profession, devenir garde des Sceaux. Ainsi, l’USM avait parlé dans une défiance immédiate de «déclaration de guerre». Ses deux ans place Vendôme n’auront pas arrangé les choses, bien au contraire.
«Multiplication de contrats précaires»
De fait, le mandat d’Eric Dupond-Moretti a été marqué par ses relations exécrables avec les magistrats et un dialogue social «complètement rompu», rapportent les organisations professionnelles. La justice traverse pourtant une crise profonde, dont l’apogée fut la mobilisation massive des magistrats, en décembre. Les robes rouges sont descendues battre le pavé aux côtés des avocats et greffiers après la publication d’une tribune signée par deux tiers de la profession dans Le Monde, dénonçant une justice «qui n’écoute pas et chronomètre tout». Une démonstration de force inhabituelle pour une profession exsangue, confrontée à une paupérisation alarmante et aux critiques récurrentes des décisions qu’elle rend.
Si le ministre peut se targuer d’avoir décroché un budget «historique», en hausse de 8 % – 8,2 milliards d’euros en 2021, 8,9 milliards d’euros en 2022 –, ces fonds vont principalement à la pénitentiaire, non à la justice judiciaire. Pas de quoi rattraper le retard chronique de la France au regard de ses voisins européens. Du côté des syndicats, on déplore que ce budget ait d’abord servi «à une multiplication de contrats précaires», les quelque 2 000 «sucres rapides», ainsi surnommés par Eric Dupond-Moretti, en renfort des tribunaux. Malgré l’embauche de 850 greffiers et de 698 magistrats en cinq ans, il manque encore 35 % de juges en France soit 1 500 postes, selon la Conférence nationale des premiers présidents. La tâche d’Eric Dupond-Moretti «est immense puisqu’il lui faudra mettre en œuvre les promesses du président de la République sur les moyens de la justice. Sur ce terrain, les avocats plaident pour un choc budgétaire, un choc de recrutement, un choc d’organisation», a réagi dans un communiqué saluant sa reconduction le Conseil national des barreaux (CNB), représentant les quelque 160 barreaux de France.
Pénalisation et inflation législative à la hausse
Même dans les rangs de ses anciens pairs, le scepticisme est palpable. De fait, Acquittator restera le garde des Sceaux ayant proposé de juger des hommes par visioconférence, avec ou sans leur accord, à l’occasion du procès des attentats de janvier 2015. Une ordonnance retoquée par le Conseil d’Etat. Il sera aussi celui par lequel a été entérinée la généralisation des cours criminelles, effaçant «le peuple d’un processus dont il est pourtant le cœur battant», avait regretté dans Libé son confrère du Nord, Frank Berton. De manière générale, le quinquennat Macron et le mandat de Dupond-Moretti n’auront pas échappé à une pénalisation et une inflation législative croissantes : code de la justice pénale des mineurs, loi «confiance» en la justice, loi «sécurité intérieure et responsabilité pénale»… «A chaque fois, il faut s’adapter, préparer les logiciels, former les gens… A force d’absorber des réformes à répétition, la machine finit par coincer», alertait un chef de cour auprès de Libération, à l’automne.
«L’accent a été mis principalement sur le pénal et sur ce qui a été improprement nommé la «justice de proximité», soit le traitement des contraventions et petits délits qui fonctionnait déjà le mieux», affirme Sophie Legrand, secrétaire générale du Syndicat de la magistrature, regrettant que la justice civile reste «la grande oubliée». Le contentieux du quotidien relève pourtant majoritairement du civil avec près d’1,4 million de décisions en 2020 pour près de 470 000 condamnations pénales. Toutefois, Jérôme Gavaudan président du CNB, veut défendre le bilan de son ex-confrère : «La loi confiance, même s’il y a pu y avoir des tensions autour du secret professionnel, pour nous avocats, c’est le premier signal depuis des années que les droits de la défense et du citoyen sont renforcés avec l’encadrement des enquêtes préliminaires et la possibilité pour le bâtonnier de visiter les lieux de détention.»
«Erreur de casting»
Autre point salué dans cette loi portée avec ferveur dans l’hémicycle par Eric Dupond-Moretti : le «contrat d’emploi pénitentiaire», entré en vigueur le premier mai, qui cadre la relation entre le détenu et son employeur – horaires de travail, recrutement, etc. Une première avancée en matière de droit du travail derrière les barreaux. En revanche, le gouvernement a manqué une occasion historique de faire décroître la population carcérale après la condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme et une décroissance exceptionnelle grâce au Covid. Au 1er avril 2022, on comptait 71 053 personnes détenues, un pic jamais atteint. Le taux moyen d’occupation en maison d’arrêt s’élève à 139 %. Dans certaines, il dépasse les 200 %. «L’urgence est d’activer tous les leviers pour permettre une politique de déflation et de résorption de la population carcérale», insiste Matthieu Quinquis, président de l’Observatoire international des prisons.
Vendredi après-midi, c’est une profession abattue et en colère qui a donc accueilli le renouvellement de son ministre. A l’automne 2020, pas moins de 100 motions avaient été adoptées dans les juridictions pour dénoncer le conflit d’intérêts du garde des Sceaux, soupçonné d’avoir voulu régler ses comptes avec des magistrats avec lesquels il avait eu maille à partir - ce qu’il conteste. Malgré la tempête, Eric Dupond-Moretti a toujours bénéficié d’une confiance inébranlable du chef de l’Etat, échappant à la «jurisprudence Bérégovoy-Balladur». «Au-delà de toute l’estime ou de l’affection qu’Emmanuel Macron peut porter à Eric Dupond-Moretti, demander sa démission un an seulement après l’avoir nommé […] reviendrait à reconnaître qu’il (le Président) a fait une erreur de casting. C’est impossible», observait dans Libé le politologue Bruno Cautrès, en juillet 2021, lors de la mise en examen du ministre. Un constat pour l’instant toujours d’actualité.