Auteurs de Sans domicile fisc en 2016 (Cherche midi), les frères Eric et Alain Boquet, respectivement sénateur et ancien député du Nord, tous deux communistes, viennent de publier Milliards en fuite ! chez le même éditeur. Pour Libération, ils expliquent d’une seule voix comment en finir une bonne fois pour toutes avec le nomadisme fiscal.
Avez-vous été surpris par l’enquête de Libération sur «l’ISF Gate» ?
Nous n’avions jamais entendu parler du Canada en matière fiscale, et allons donc interpeller le gouvernement français sur ce sujet, car il y a manifestement une faille. Mais le sujet démontre que les relations bilatérales entre deux pays, comme la convention fiscale franco-canadienne, ne servent à rien. Il nous faut un cadre mondial.
Les méthodes employées sont-elles spécifiques ?
C’est un cas supplémentaire, très bien documenté, qui confirme tout ce qui a parfaitement été décrypté depuis des années : une évasion fiscale systémique, une opacité organisée, avec toute une chaîne de savoir-faire.
Vos deux rapports parlementaires remontent à bientôt dix ans et étaient sous-titrés «Et si on arrêtait ?» puis «Si l’on passait des paroles aux actes ?». Désespérant ?
Le système n’a pas été enrayé, loin de là, mais la situation devient de plus en plus intenable. Le combat est titanesque, mais il n’y a pas d’autre choix que de le mener. L’opinion publique doit dépasser le stade de l’indignation et passer à l’action. Il faut complètement changer la donne, pour que la finance devienne citoyenne, mais manque la volonté politique. Il y a malheureusement des intérêts communs entre la politique et la haute finance. Cela arrange finalement tout le monde que le système perdure. La finance a pris le pouvoir sur l’économie réelle (elle représente 450 % du PIB mondial), elle tient les responsables politiques et les institutions. L’évasion fiscale n’est pas un simple dysfonctionnement de la finance, mais au cœur du système.
Vous assimilez l’évasion fiscale à de la délinquance pure et simple.
C’est un sport de riches pratiqué par des parasites. Sans oublier que 30 % des sommes en jeu sont d’origine criminelle : l’argent de la drogue ou du crime organisé, tout cela passe par la même tuyauterie. On dit que l’argent n’a pas d’odeur mais les gouvernements n’ont pas d’odorat. Rien ne serait toutefois possible sans l’appui logistique des banques, des auditeurs, des experts-comptables. Ils doivent aussi rendre des comptes. Le manque à gagner du fisc français a été évalué à 9,7 milliards d’euros. Aux Etats-Unis, la loi Facta permet de suspendre la licence d’une banque qui ne coopère pas pleinement avec le fisc. L’arme de la licence existe donc, utilisons-la nous aussi. Nous suggérons également l’embauche de contrôleurs des impôts, la Direction générale des finances publiques ayant perdu 38 000 postes ces dernières années.
Les méthodes de l’évasion fiscale demeurent, via l’utilisation de prête-noms (trust ou société de domiciliation), mais les destinations changent. Faut-il réajuster en permanence les listes noires des pays non coopératifs ?
Deux jours après la publication début octobre des Pandora Papers, l’Union européenne retirait les Seychelles de sa propre liste alors qu’elles y étaient pourtant ouvertement mentionnées. On se fout franchement du monde ! Au sein même de l’Europe, on a instauré un dumping fiscal effréné : Luxembourg, Pays-Bas et Royaume-Uni concentrent à eux seuls 25 % du manque à gagner mondial. Depuis le Brexit, Londres entend multiplier les ports-francs aux portes commerciales de l’Europe, un Singapour-sur-Tamise. La France va assurer la présidence de l’UE. C’est le moment ou jamais de mettre à jour sa liste noire, en proposant d’y inclure pourquoi pas le Luxembourg… Puis nous souhaitons que le sujet soit au cœur de la bataille présidentielle, que chacun se positionne.
Dans votre livre, vous insistez surtout sur l’évasion fiscale des multinationales.
Les particuliers sont relativement traçables, mais l’immense majorité du manque à gagner vient des grands groupes, et pas seulement des Gafam : le taux moyen d’imposition des bénéfices du CAC 40 plafonne à 8-9 %. Des multinationales, aux ressources illimitées, sont engagées dans un processus de suprématie mondiale, supplantant peu à peu les Etats, les privant de moyens financiers par leurs détournements fiscaux. Il est urgent de mettre sur pied une Organisation mondiale de la finance (OMF). Et de convoquer une COP fiscale, à l’instar du climat. Le principe en avait retenu par une résolution de l’Assemblée nationale en 2016. Nous avons depuis écrit au président Macron à ce sujet : pas de réponse. Gérald Darmanin avait, lui, annoncé la mise en place d’un d’Observatoire de la fraude fiscale. Il n’a jamais vu le jour, faute de pouvoir lui dénicher un président…