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«Faut-il donner au lecteur les détails qui nous hantent ?» Le procès des viols de Mazan vu par nos rédactrices

Procès des viols de Mazandossier
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Alors que le verdict est attendu jeudi 19 décembre après plus de trois mois de débats, nos journalistes racontent comment elles ont vécu le procès.
Gisèle Pelicot à la cour criminelle du Vaucluse, le 13 décembre. (Corinne ROZOTTE/Divergence)
publié le 18 décembre 2024 à 21h04

«Cette sororité internationale ouvre la voie d’un monde où les VSS seraient combattues»

«Du procès, il me restera les sons. Les rires des accusés, cette voix étouffée sous un masque me menaçant dès mes premiers pas à Avignon («les journalistes, ils n’ont pas peur qu’on les retrouve»), la sonnerie stridente marquant le début de l’audience, les ronflements de Gisèle Pelicot sur les vidéos quand mes yeux ne pouvaient plus soutenir l’horreur des images, sa respiration étouffée, les chuchotements glaçants de Dominique Pelicot. Des sons qui hantent, tourmentent et dont il est impossible de se protéger, tant ils franchissent avec aisance la protection des paupières closes.

«Mais il me restera aussi ceux qui apaisent, galvanisent, jalonnent l’histoire de leurs vibrations. Deuxième semaine du procès, une tempête d’applaudissements résonne dans la salle des pas perdus. De plus en plus nombreux, le public forme une haie d’honneur anarchique. Ces battements de mains cadencent les pas de Gisèle Pelicot. Ils emplissent la pièce, rompant avec la retenue habituellement de mise dans un tribunal. Ces acclamations deviendront un rituel, une escorte réconfortante à chacune de ses arrivées, à chacune de ses sorties. Sans exception. Derrière ces applaudissements, des femmes, dans l’immense majorité, jeunes ou moins jeunes, militantes ou non, venues d’Avignon, comme de Paris, de Suisse ou d’Espagne pour faire corps derrière une victime.

«Ces ovations, les chants féministes entonnés sous les remparts, m’ancrent de nouveau dans le temps et l’espace. Mes frontières étaient devenues floues. A la rédaction, on m’interrogeait souvent : “Tu retournes à Mazan ?” Dans ce village, je n’y ai pourtant jamais mis les pieds. Les regards doux, paroles réconfortantes, accompagnant ces acclamations m’extirpent de cette sensation d’y être bloquée. Ils font s’envoler, l’espace de quelques secondes, le “viol à contrecœur”, les dénégations d’un “zombie” et autres “j’étais trop dans le mouv” fracassants. Ce geste de soutien apaise le poids de ces paroles emmagasinées jusqu’à la nausée, me lave de cette crasse judiciaire que les articles restent bien insuffisants à décrire.

«Surtout, cette sororité internationale ouvre une voie : celle d’un monde où les violences sexuelles seraient combattues ardemment, où, comme l’espérait l’autrice Lola Lafon, on en ferait systématiquement un “boucan d’enfer”. Un monde où les victimes, quelles qu’elles soient, ne seraient jamais seules. Le temps d’une respiration, je me surprends à fantasmer un sursaut citoyen durable pour ces anonymes, ces oubliées. Ces milliers de victimes s’avançant à la barre seules, en tête à tête face à leurs bourreaux, sans haie d’honneur, sans applaudissement, accompagnée de leur seule peur. La sonnerie assourdissante retentira de nouveau, que plus jamais le silence ne se fasse.» M.Th.

«Faut-il donner au lecteur les détails qui hantent la nuit ?»

«J’ai poussé la porte du bar la Brasserie au premier jour du procès. Le petit café était tout proche du palais de justice et un confrère s’y était déjà installé en terrasse, entre des juges de la cour et trois accusés qui parlaient des résultats de l’OM. Lunaire, et nous n’avions encore rien vu.

«La Brasserie est devenu mon café du bouclage, comme toute une planète médiatique qui s’y retrouve une fois l’audience clôturée. Ce moment tendu où l’on doit résumer une journée de débats qui pourrait faire un livre. Où il faut, d’un claquement de doigt, sortir son cerveau de la maison des horreurs pour se concentrer sur sa montre – l’imprimerie n’attend pas – et son compteur de signes. Où l’on triture ses phrases mille fois pour tenter de raconter les témoignages déchirants, les images insoutenables, les justifications atterrantes des accusés… Faut-il donner au lecteur les détails qui hantent la nuit ? Forte, courageuse, est-ce assez pour Gisèle Pelicot ? Je n’ai toujours pas de réponse. Le bouclage, c’est une tourmente entre soi et soi-même dont le lecteur ne devrait rien savoir. Si j’en parle, c’est parce qu’il y a Youssef.

«Youssef est le patron de la brasserie. Au fil des audiences, il a retenu nos prénoms. Il dit que le procès l’a changé. Il a manifesté avec les collectifs féministes. En janvier, il va exposer les croquis de Julie Emile-Fabre, l’une des dessinatrices qui suit l’audience. Régulièrement, son jeune fils déboule dans le bar. “L’éducation, ça commence très tôt. Je lui dis que chez nous, le paradis est sous les pieds de ta maman. Si tu ne la respectes pas, il n’y aura pas de paradis.”

«Youssef n’est ni journaliste ni psychologue, mais il sait lire la panique du bouclage. Une multiprise tendue au milieu du resto pour permettre d’écrire et fumer en terrasse. Une mousse au chocolat pas commandée qui atterrit à côté du clavier. Un verre de vin quand l’heure avance et que les chaises sont déjà empilées. Les plats de sa cheffe Monika sentent bon la maison. Dans le fracas du procès des viols de Mazan, où l’on pourrait perdre l’humanité de vue, ces détails comptent.» St.H.

«J’ai décrit [les scènes] sans réfléchir, sans reprendre mon souffle»

«J’ai beau fermer les yeux, convoquer mes souvenirs, puiser au plus profond de moi, j’ai presque tout oublié de cette journée du 19 septembre. C’était la deuxième fois que je venais à Avignon. Je ne me souviens ni de l’endroit où je logeais, ni du livre que je lisais, ni à côté de qui j’étais dans cette salle d’audience trop petite, sans doute pleine à craquer.

«Je ferme les yeux encore, mais je ne vois rien d’autre qu’une grande tache noire. Une grande tache noire et, au milieu, un écran suspendu. Le 19 septembre, pour la première fois, la cour criminelle du Vaucluse a diffusé les images d’un viol infligé à Gisèle Pelicot. Le 19 septembre, pour la première fois, j’ai vu un homme, sa silhouette ronde et nue, ses cheveux gris, se pencher sur le corps d’une femme inerte, et rester là, longtemps, beaucoup trop longtemps.

«Je l’ai vu en gros plan, d’un côté, puis de l’autre, en suivant les mouvements de la caméra que tenait Dominique Pelicot. Je me suis cramponnée au clavier de mon ordinateur, j’ai décrit, sans réfléchir, sans reprendre mon souffle, ce que je voyais se dérouler sur cet écran suspendu. J’ai fait taire l’effroi tapi dans le fond de mon corps, j’ai ignoré la colère qui tambourinait sous ma poitrine, je ne voulais rien ressentir. J’ai pensé à Gisèle Pelicot, si seule dans cette chambre. J’ai pensé à ses enfants qui attendaient à l’extérieur de la salle d’audience. J’ai écrit mon article en m’accrochant de toutes mes forces à mon métier de journaliste. Et au courage de Gisèle Pelicot, qui, en acceptant la diffusion publique de ces images, a donné à ce procès une dimension jamais égalée. Un peu comme si elle disait : ça suffit, regardez. Ne détournez plus le regard.» J.De.