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Justice

Fin du procès des «activistes d’ultragauche» : «Puisque la DGSI vous le dit, c’est que c’est vrai»

Après quatre semaines d’audience, le parquet antiterroriste a requis des peines de prison contre les sept prévenus pour «association de malfaiteurs terroristes». Collectivement, leurs douze avocats ont plaidé la relaxe, sapant la matérialité des faits, leur intentionnalité, et plus largement l’enquête de la direction générale de la sécurité intérieure.
Au tribunal judiciaire de Paris, le 18 octobre 2023. (Julien de Rosa/AFP)
publié le 28 octobre 2023 à 14h08

Douze robes en colère affrontent un éléphant. Mercredi, au terme d’un réquisitoire long et lentement lu, le parquet national antiterroriste (Pnat) demandait, à l’encontre des sept personnes poursuivies pour association de malfaiteurs terroristes, des peines de prison allant de deux ans avec sursis, à six ans avec mandat de dépôt. Jeudi et vendredi, la défense des «inculpés du 8 décembre» a opposé une plaidoirie à douze voix. Unanimes jusqu’à la répétition, elles ont demandé la relaxe. La 16e chambre du tribunal correctionnel de Paris a mis le jugement en délibéré : il sera rendu le vendredi 22 décembre.

La phase finale du procès commence par un effrayant tourbillon. Dans les réquisitions, se rejoignent le meurtre par un anarchiste du président de la Troisième République Sadi Carnot, en 1894 ; les tueries du 13 novembre 2015 à Paris et Saint-Denis ; l’attentat-suicide du 1er octobre dernier à Ankara, revendiqué par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qui a blessé deux fonctionnaires du ministère de l’Intérieur de Turquie. Avec aplomb, le Pnat liste les terrorismes qui menacent aujourd’hui l’Hexagone : jihadisme, indépendantisme, «ultradroite». Et «ultragauche». Les prévenus relèveraient de celui-ci, selon un parquet maître de la prétérition, qui promet de ne pas s’étendre sur les filiations prêtées à ce «groupe», mais rappelle pendant des dizaines de minutes la violence historique d’une frange de la gauche radicale, Action directe en tête. Un «procédé extrêmement insidieux et malhonnête», s’agace Alice Becker, l’une des avocates de Simon G.. La preuve de la «disparition complète de la violence d’extrême gauche depuis 36 ans», observe Lucie Simon, qui assiste Manuel H..

«Entre morale et droit»

Aujourd’hui, l’«ultragauche» est «protéiforme», pose le procureur : «autonomes, libertaires, anarchistes, black bloc (sic), antifa». Et de filer le parallèle entre les cibles de l’antiterrorisme : «Lorsqu’on juge un membre d’ETA, on l’interroge sur le sort institutionnel du Pays basque ; lorsqu’on juge un jihadiste, on l’interroge sur son rapport à la religion.» Ainsi, «les prévenus ont légitimement été questionnés sur leur orientation idéologique». En l’espèce, sur la politique sanitaire pendant la pandémie, Emmanuel Macron, ou la lutte des classes. Rappelant les passages en squat ou en Zad de plusieurs mis en cause, l’accusation développe : «Ces comportements ne sont pas terroristes et ne sont pas reprochés aux prévenus, mais ce sont des marqueurs idéologiques forts qui témoignent de la violence de leur engagement.» Matteo Bonaglia, qui défend Bastien A., voit l’accusation évoluer sur une inquiétante «ligne de crête, entre morale d’un côté, et droit de l’autre».

La direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) avait consacré un procès-verbal à plusieurs avocats des mis en examen, connus pour leur défense des libertés publiques et des personnes interpellées lors de manifestations. Etonnamment, le parquet avait aussi pris la peine de le relever dans ses écrits. Son représentant revient aujourd’hui sur ce «paradoxe» : entre la négation de l’existence d’un «groupe» par les prévenus, qui ne se connaissaient pas pour la plupart au début de l’enquête, et le choix, par la suite, d’une «défense manifestement concertée qui revendique une action commune.» En effet, chaque juriste défend son client sans jamais charger ceux des autres. Le parquet pense avoir décelé leur objectif partagé : «Il faut sauver le camarade Florian D..»

L’homme, aujourd’hui âgé de 39 ans, a combattu l’Etat islamique au côté des Kurdes, en Syrie, en 2017. Dénominateur commun de tous les autres, il est «mû par un idéalisme révolutionnaire, qui a mis à profit ses connaissances et savoir-faire acquis sur un théâtre de guerre pour armer et préparer des militants afin de s’en prendre, aux forces de l’ordre et aux militaires», affirme le ministère public. Qui assène : «Sans lui, les prévenus ne sauraient pas fabriquer d’explosifs. Sans lui, ils ne sauraient pas utiliser des armes. Sans lui, ils n’utiliseraient pas des moyens de communication cryptés. Sans lui, ils ne seraient pas à la barre aujourd’hui.» Avocat de l’intéressé, Raphaël Kempf tance «l’effilochement, d’un groupe à un seul homme.» Il prête ces lunettes déformantes aux policiers de la sécurité intérieure : «Cela fait une dizaine d’années qu’ils sont confrontés au terrorisme jihadiste, importé par des Français partis combattre au Moyen-Orient.» Et de marquer la différence avec son client, qui voulait selon lui soutenir la cause kurde, mais pas apprendre à manier les armes pour faire la guerre dans l’Hexagone.

Les faits ont fait l’objet de longs développements au cours des quatre semaines d’audience. Certains sont délictuels et ne sont pas niés par la défense : la détention d’armes sans permis pour certains, et la fabrication d’explosifs pour d’autres. Mais l’adhésion à un «projet», élément intentionnel constitutif de l’association de malfaiteur terroriste, n’a occupé qu’une petite journée dans le programme établi par le tribunal. En s’adressant à lui, Lucie Simon remarque à ce sujet : «Vous n’en savez pas plus aujourd’hui que la DGSI n’en savait le 7 février 2020», au début de la procédure judiciaire. Mais ce n’est pas par manque de moyens : ce procès repose sur «deux ans d’enquête administrative, deux ans d’enquête judiciaire, 46 mois de détentions provisoires cumulées, des milliers d’enregistrements audios, des centaines de PV, dix tomes de procédure», énumère Emilie Bonvarlet, qui assiste William D.. «Au terme de ça, on a établi l’existence de trois séances d’airsoft, et on estime que cela constitue un «entraînement paramilitaire»», ironise Coline Bouillon, qui conseille Florian D., en citant les termes de l’accusation. «Je considère donc que mes quatre footings du printemps dernier constituent une préparation au marathon de Paris.»

«Des guignols de l’explosif»

En bonne place dans ce dossier et dans les réquisitions du procureur figurent une poignée de documents, numériques ou imprimés, découverts au cours des perquisitions. Certains contiennent des idées radicales ; d’autres des préceptes de violences politiques. La défense pointe qu’il s’agit de morceaux choisis, car à charge, parmi des milliers d’autres, tout à fait inoffensifs, des documents auxquels les prévenus n’adhèrent pas forcément, si tant est qu’ils les aient lus. «Les actes s’arrêtent aux mots», selon Camille Vannier, qui représente Manuel H., inquiété pour une partie de ses notes, manuscrites et bordéliques, où se côtoient des mentions comme «arroser plantes» et «engins incendiaires».

Selon les avocats, leurs clients ne constituent aucune espèce de menace. «Quand on entend des gens faire des explosifs et qu’on les laisse continuer, c’est peut-être qu’on ne les trouve pas très dangereux», souligne Chloé Chalot, qui défend Camille B., avec son confrère Guillaume Arnaud. Elle fait référence à cette sonorisation qui a permis à la DGSI de discerner une expérience pyrotechnique en avril 2020, quand plusieurs prévenus passent le confinement ensemble : «Ça n’aurait pas été très compliqué de les interpeller à ce moment-là, ils sont tous au même endroit.» Si leur interpellation n’a eu lieu que huit mois plus tard, c’est parce que «ce sont des touristes de l’explosif, des guignols», complète Servane Meyniard, avocate de William D.. Elle ramène la fameuse fabrication à des «bêtises de fond de jardin de confinement.»

Autant qu’elles sapent les éléments matériels et intentionnels, les plaidoiries font le procès de l’enquête. De cette «tautologie» de l’antiterrorisme, répète Louise Tort, en défense de Loïc M. : «Puisque la DGSI vous le dit, c’est que c’est vrai.» Pourtant, les PV mélangent «lapsus, erreurs et biais», affirme l’avocat Matteo Bonaglia. Peut-être partiaux, les actes d’enquêtes sont en tout cas partiels : parmi les quelque 11 000 fichiers audios enregistrés par le micro caché dans le camion de Florian D., moins d’une centaine font l’objet d’une retranscription par les policiers, calcule Raphaël Kempf. L’avocat déplore le «pointillisme» de l’antiterrorisme, qui lie entre eux des éléments épars pour fabriquer un dessein violent. Et «on ne peut pas dire que quand il n’y a pas, il y a peut-être», prévient Louise Tort, dans une plaidoirie rocambolesque où se croisent son lapin et la station Mir. Sa consœur Camille Souleil-Balducci, qui assiste Simon G. abonde : «Il est finalement ardu de contredire le vide.»

Malgré de grandes différences avec ce qu’ils ont pu dire à l’audience, l’accusation s’arc-boute sur les propos tenus en garde à vue par certains prévenus. Eux les récusent, évoquant le «cauchemar» de leurs interpellations par des hommes lourdement armés, leur transport, entravés pendant des heures, leur détention pendant plusieurs jours dans les locaux de la DGSI et les coups de pression en «off» des officiers de police judiciaire. Pour l’heure, la défense n’a pas pu accéder aux vidéos de ces auditions et doit se contenter des PV écrits. Camille Souleil-Balducci fait le parallèle avec l’enquête sur les violences commises contre deux policiers à Viry-Châtillon en 2016, dans laquelle les procès-verbaux occultaient la réalité des auditions, et avaient mené à la détention provisoire de plusieurs personnes finalement acquittées. La procureure générale de Paris déclarait alors au Monde : «Avoir fait une sélection a été de nature à décrédibiliser l’enquête. La question sera de savoir si les retranscriptions sont à ce point réduites qu’elles en deviennent mensongères.»

De vieux trentenaires aux airs d’ado

«Le mythe d’une cabale de l’Etat s’accorde mal avec les décisions unanimes et successives des magistrats», qui ont validé, malgré les nombreuses contestations de la défense, tous les actes d’enquêtes «parfaitement normaux» répliquait par avance le procureur antiterroriste. Pour lui, l’action de la défense résulte «moins une méconnaissance de ce qu’est un service de renseignement que d’une défiance vis-à-vis de l’institution.» Matteo Bonaglia contextualise, deux jours plus tard, en ramassant les idées politiques des prévenus et la stratégie de la défense : «C’est la marque même d’une démocratie de pouvoir pointer du doigt les dysfonctionnements de ses institutions.» Chloé Chalot ajoutant que «la vie en société, ce n’est pas l’aveuglement face aux institutions républicaines.»

«Cette audience aura au moins permis de montrer la vraie personnalité des prévenus, qui n’apparaît pas dans les pages du dossier», salue l’avocate Emilie Bonvarlet : de ces vieux trentenaires aux airs de grands ados, dont certains ont été sermonnés pour leurs bavardages. Elle poursuit : «Ils sont incapables de se tenir tranquille devant vous alors qu’ils encourent dix ans de prison». Plus largement, l’audience a été irriguée de tensions. Notamment quand le public, nombreux et acquis aux prévenus - que des policiers en civils sont venus flairer au dernier jour du procès –, a plusieurs fois sifflé les procureurs ou applaudi des témoignages et des plaidoiries, malgré les remontrances répétées du tribunal. Mais ces quatre semaines ont aussi été émaillées d’éclats de rire. De l’assistance surtout, de la présidente et de ses assesseures parfois, et même à au moins une reprise du ministère public. Et Lucie Simon de plaider : «On ne rit pas avec ceux qui nous font peur.»