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Fraude aux quotas : dans l’Aude, des pêcheurs amateurs de thon rouge pris dans les filets de l’Etat

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Une vaste opération antifraude de l’Office français de la biodiversité a abouti, à Narbonne, à la mise en cause de 67 personnes. Des dizaines de milliers d’euros d’amende ont déjà été infligés, pour non-respect des règles et des quotas de la pêche au thon rouge.
L'enquête de l’Office français de la biodiversité met en cause 67 personnes. (Robert Thurin/Naturimages)
par Sarah Finger, correspondante à Montpellier
publié le 19 août 2024 à 7h00

Trois années d’enquête : c’est le temps qu’il a fallu à l’Office français de la biodiversité (OFB) pour boucler ce dossier. Mais les agents n’ont pas galéré pour rien : 67 personnes ont été mises en cause - dont un club et une fédération nationale - pour «fraude à la pêche de loisir du thon rouge» et encourent une peine maximale de 22 500 euros. Du matériel, dont de nombreuses cannes à pêche au gros, a été saisi. Plusieurs dizaines d’autorisations de pêche du thon rouge ont été retirées. Pas moins de 44 navires de plaisance sont impliqués, au sein d’un club de pêche dont l’OFB n’a pas livré le nom.

L’affaire débute en novembre 2019, tandis que des agents de l’OFB de l’Aude découvrent, sur une affiche du port de Narbonne, qu’un club de pêche de loisir a organisé une «thonade», autrement dit un repas autour de ce poisson. Or la pêche du thon rouge est soumise à une réglementation très stricte limitant la capture comme la commercialisation de cette espèce sensible.

«Dysfonctionnement généralisé»

«Les quotas sont organisés grâce à des bagues qui doivent marquer chaque thon rouge capturé, explique le chef de l’OFB de l’Aude, Patrick Martin. Un nombre de bagues défini est attribué aux clubs de pêche, lesquels les répartissent entre leurs adhérents. Chaque pêcheur doit ainsi marquer ses prises dès leur capture avant de les déclarer quand il rentre à terre. Mais nous avions des éléments laissant penser que chez nous, comme dans l’Hérault et les Pyrénées-Orientales, la pêche au thon rouge souffrait d’un dysfonctionnement généralisé.» Ce «dysfonctionnement» reposait sur le trafic de ces fameuses bagues apposées sur la queue des thons. Alors qu’elles ne doivent servir qu’une seule fois, les pêcheurs s’arrangeaient pour en récupérer certaines avant de les réutiliser sur d’autres thons capturés.

Après l’ouverture d’une enquête par le procureur de la République de Narbonne, des agents l’OFB des trois départements concernés montent en septembre 2020 une opération de contrôle du port audois. Trois navires, trois thons rouges, du matériel de pêche au gros, des smartphones, des fichiers numériques du club de pêche sont ainsi saisis. Mais l’enquête, qui bénéficie du soutien d’un membre de la police judiciaire locale, s’annonce longue car les agents doivent tout vérifier : le nombre de bagues attribuées au club, la proportion d’adhérents impliqués dans la pêche au thon, les sorties de chaque bateau…

«La majorité des pêcheurs impliqués savaient très bien ce qu’ils faisaient»

Le 14 août, l’OFB annonce dans un communiqué que «les éléments recueillis ont permis de constater et d’établir la fraude portant sur 168 thons rouges entre 2017 et 2020, et de caractériser près d’un millier d’infractions», sachant qu’un seul bateau ou un seul pêcheur peut cumuler plusieurs dizaines infractions. «En outre, un dépassement du quota de pêche du thon rouge par le club de pêche au thon de loisir a lui aussi été mis en évidence», ajoute l’OFB.

«La somme des premières peines prononcées avoisine les 177 000 euros d’amende», détaille l’OFB. Parmi les 67 personnes mises en cause, 57 ont fait l’objet de procédures accélérées (ordonnances pénales délictuelles et comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité). Les autres seront convoquées au tribunal d’ici la fin de l’année 2024. «La majorité des pêcheurs impliqués dans ce dossier savaient très bien ce qu’ils faisaient, affirme Patrick Martin. Mais on ignore si les thons concernés ont été vendus ou s’ils étaient pêchés uniquement pour le plaisir et pour une consommation personnelle.»

Philippe Lenfant, docteur en océanographie biologique et responsable du Centre de recherche sur les écosystèmes marins de l’université de Perpignan, côtoie toute l’année les amateurs de pêche en mer : «Leur nombre augmente, et leurs bateaux de plaisance sont souvent très bien équipés… Mais on ne peut pas mettre un gendarme derrière chaque bateau, d’autant qu’effectuer des contrôles en mer reste compliqué.» Comment, dès lors, lutter contre la surpêche d’espèces menacées ? Philippe Lenfant se veut optimiste, et mise sur la publicité des sanctions : «Quand des amendes sont infligées aux contrevenants, cela se sait très vite dans ce milieu.»