Ce n’était pas la foule des grands soirs, mais le cœur y était. «C’est extrêmement important d’être là, même s’il n’y a pas grand monde. On a quand même entendu des propos assez étranges, ces derniers temps», insiste Matthieu, 52 ans, venu spécialement de Cachan (Val-de-Marne) avec son fils Théotime. Pour le communicant qui porte beau, en veste bleu roi et le cheveu grisonnant, l’enjeu c’est de «savoir si on a envie de vivre dans une société où c’est la loi du plus fort qui l’emporte ou une société où on peut encore vivre ensemble avec des règles communes qu’on accepte». On demande à Théotime, neuf ans, pourquoi il est là. On le sent quelque peu décontenancé face à nos questions d’adulte alambiquées. On sent bien que c’est aussi un peu pour faire plaisir à son père. Mais il a une bonne raison : «Ma maman est magistrate.»
Après la déferlante d’attaques contre la justice à la suite de la condamnation de Marine Le Pen pour détournement de fonds publics, et les menaces de mort à l’encontre des magistrats ayant rendu cette décision, une trentaine de syndicats et associations avaient appelé à se rassembler, partout dans le pays, sous le mot d’ordre : «Menacer l’Etat de droit, c’est menacer la démocratie». Syndicat de la magistrature, CGT, UNEF, Parti socialiste, Amnesty international France… Les fanions des organisations colorent une foule clairsemée, ce samedi 12 avril en fin d’après-midi, place de la République, à Paris.
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Sur scène, le président de SOS Racisme, Dominique Sopo, scande : «Vive l’état de droit, vive la démocratie, vive l’indépendance de la justice !» La justice n’a «jamais été aux mains de la gauche», rappelle, quant à lui, le Premier secrétaire du PS, Olivier Faure. Seul au milieu des autres, un homme en imperméable écarlate s’est bricolé une pancarte : «Le Pen, Fillon, Sarko, lisez Voleurs actuels !» Il s’appelle Mohamed, à 68 ans, était autrefois employé dans l’édition. On lui demande ce qu’il fait là : il cite Montesquieu de tête - «pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir» - et s’inquiète de voir «l’îlot démocratique» qu’est devenue l’Union européenne bientôt dévorée par «le fascisme».
«Personne ne peut être au-dessus des lois»
Un peu plus loin, Audrey, 46 ans, porte elle aussi une affiche fabriquée par ses soins : «4 millions, un détail». La formule, qui renvoie au montant détourné dans l’affaire des assistants parlementaires du Front national (devenu depuis Rassemblement national), est surtout une allusion à Jean-Marie Le Pen, lequel avait été condamné pour avoir affirmé que «les chambres à gaz sont un point de détail de l’histoire». «Pour moi, ce n’est pas un détail d’attaquer la démocratie aujourd’hui», explique cette psychanalyste, également engagée auprès de migrants. Venue exprès de Seine-et-Marne avec son compagnon, elle traverse la période actuelle «entre résignation et indignation» : «Aujourd’hui, dire qu’on est de gauche et humaniste peut être très mal reçu. Il faut se justifier. Même dans mon entourage proche. J’avais besoin de voir du monde. Ça fait du bien d’être ensemble.»
En fond sonore, un chanteur ambiance la foule sur ces paroles : «Personne, personne ne peut être au-dessus des lois […] Les coupables ne sont pas des victimes.» On aperçoit quelques élus communistes et socialistes, l’avocat et vice-président de la Ligue des droits de l’homme Arié Alimi ou l’actrice Anna Mouglalis, notamment très investie contre les violences sexuelles. D’un ton grave, la comédienne convoque l’Histoire pour éclairer l’«ère de post-vérité» dans laquelle nous sommes entrés. «Il faut sortir de la sidération. Etre là, c’est important, appelle-t-elle avec enthousiasme. Force est de constater que l’Etat de droit n’est pas immuable et éternel. Il faut réagir et réagir fort. Il faut se réunir, se syndiquer, acheter la presse indépendante, descendre dans la rue, se retrouver quoi !»
Faible assemblée
Soudain, une dame surgit, désignant d’un doigt le tote bag de la star de cinéma. Sourire aux oreilles : «J’étais au Mlac (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception) ! C’était mon premier combat, on a gagné !» Les deux femmes se tombent dans les bras. «Je suis une vieille militante», poursuit Brigitte, 81 ans et une vitalité intemporelle. Elle arrive de Villejuif (Val-de-Marne), avec sa sœur et son beau-frère américain, lui aussi engagé contre le vent de l’illibéralisme outre-Atlantique. «Je suis là pour défendre l’État de droit, il faut saluer le courage que ces juges ont eu, je voudrais qu’ils ne se sentent pas abandonnés.»
L’Etat de droit peut-il aussi compter sur la jeunesse ? Réponse mollassonne cet après-midi, où les têtes blanchies garnissent la faible assemblée. On s’approche de deux jeunes filles. Loupé, ces Australiennes ont débarqué dans la capitale hier et viennent juste vibrer un peu au rythme des slogans. Hector et Félix, 19 et 17 ans, eux, sont venus spécialement de leur banlieue pour protester «contre l’extrême droite». Issus d’un milieu populaire et de gauche, ils disent : «Tout ce qui s’est passé, c’est fou. Eux, ils passent leur vie à voter des lois de plus en plus dures et après ils viennent pleurer… Mais la justice ne fait qu’appliquer la loi.»