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Libération
Interview

JO de Paris 2024 : «On instrumentalise la justice au service du maintien de l’ordre, au risque d’une augmentation des incarcérations»

Les consignes de «fermeté» et le dispositif policier autour des Jeux font craindre «une augmentation presque mécanique des incarcérations», alors que la surpopulation carcérale est alarmante, alerte Johann Bihr, de l’Observatoire international des prisons.
«Présence policière décuplée, consignes de fermeté du ministère de la Justice, ouverture d’audience supplémentaires de comparutions immédiates» : «On a pris la mesure de l’ampleur du dispositif sécuritaire, pénal et pénitentiaire», relate Johann Bihr. (Denis Allard/Libération)
publié le 31 juillet 2024 à 7h35

Côté pile, les Jeux olympiques et paralympiques de 2024 ont tout d’une grande fête joyeuse, inaugurée vendredi 26 juillet, à Paris, par une cérémonie triomphante et inclusive. Côté face, les conséquences de l’arsenal sécuritaire inédit, déployé depuis plusieurs mois, inquiètent les organisations de défense des droits humains, parmi lesquelles l’Observatoire international des prisons (OIP). Alors que les centres de détention et maison d’arrêt françaises sont déjà au bord de l’asphyxie, la situation pourrait s’enliser en raison d’une politique pénale placée sous le signe de la fermeté, explique Johann Bihr, rédacteur en chef de la revue Dedans Dehors, éditée par l’OIP et dédiée au milieu carcéral.

Quel regard portez-vous, à l’OIP, sur la politique pénale et sécuritaire qui accompagne ces Jeux olympiques ?

On a pris la mesure de l’ampleur du dispositif sécuritaire, pénal et pénitentiaire. L’administration pénitentiaire et tous les services associés sont sur le pied de guerre. On a une présence policière décuplée dans les rues, des consignes de fermeté qui émanent du ministère de la Justice, des instructions des parquets dans les juridictions où se tiennent des épreuves, l’ouverture d’audience supplémentaires de comparutions immédiates (CI)… On sait, pourtant, que la CI est une procédure expéditive qui réduit à l’extrême la préparation de la défense et qui entraîne huit fois plus de risques d’incarcération qu’une procédure classique.

La réponse judiciaire face à certains délits s’est durcie : par exemple, la vente à la sauvette, délit de subsistance, faisait le plus souvent l’objet d’un rappel à la loi. Mais les personnes interpellées ont largement été orientées en comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité. Surtout, les avocats rapportent que la plupart de ceux qui sont condamnés font l’objet d’une interdiction de paraître dans les lieux où transitent les touristes, comme peine ou comme mesure de contrôle judiciaire. En demandant aux magistrats de faire le ménage, on instrumentalise la justice pénale au service du maintien de l’ordre. Tout ça mis bout à bout fait craindre une augmentation presque mécanique des incarcérations.

A l’heure où le monde entier a les yeux rivés sur la France, quel est l’état de nos prisons ?

Ces derniers mois, la population carcérale n’a pas arrêté d’augmenter. Les centres de détention [normalement réservés aux détenus condamnés à une peine supérieure à deux ans, ndlr] avoisinent les 130 % de taux d’occupation en moyenne, et les 150 % dans les maisons d’arrêt [où sont les personnes en détention provisoire et celles dont la peine ou le reliquat de peine n’excède pas deux ans, ndlr]. Ces chiffres sont des moyennes qui agglomèrent des quartiers moins surpeuplés comme ceux dédiés aux femmes, aux mineurs ou aux personnes en semi-liberté : ainsi, ils cachent les chiffres encore plus inquiétants de certains quartiers dédiés aux hommes, dépassant les 200 % de taux d’occupation dans bon nombre de prisons. Il faut ajouter à cela l’insalubrité dans de nombreuses prisons.

Avec 19 condamnations, la France fait partie des pays le plus souvent épinglés par la Cour européenne des droits de l’homme pour ses conditions de détention inhumaines. Cette surpopulation est le produit de nos politiques pénales qui conduisent à une surincarcération. La clé du problème n’est pas dans la construction de places, mais dans l’arrêt de nos politiques pénales qui tendent à punir de plus en plus.

Quelles peuvent être les conséquences sur les prisons et les conditions de vie des détenus ?

L’administration pénitentiaire a fait feu de tout bois pour essayer de trouver un peu de place dans les maisons d’arrêt d’Ile-de-France, en favorisant les transferts des prisons les plus surpeuplées vers d’autres qui le sont un peu moins. Il y a eu des transferts de maisons d’arrêt vers des centres de détention hors Ile-de-France. Cette politique «d’optimisation du parc carcéral» particulièrement forte atteignait déjà ses limites avant même l’ouverture des Jeux olympiques. En trois ans, le taux d’occupation moyen des maisons d’arrêt et centres de détention est passé de 90 % à près de 98 %. La surpopulation est telle que les marges de manœuvre sont très faibles.

Et ces politiques comportent beaucoup d’effets pervers. Elles provoquent une modification assez forte de la population carcérale dans un grand nombre de centres de détention, qui voient désormais arriver de plus en plus de gens qui purgent un tout petit reliquat de peine. Cela va à l’encontre des efforts que fait l’administration pénitentiaire pour compartimenter les profils et complique d’autant plus le travail des professionnels, magistrats et conseillers pénitentiaires, qui se retrouvent à devoir gérer des flux accélérés d’entrées et de sorties pour des courtes peines et ont encore moins de temps à consacrer aux longues peines. Les personnes détenues transférées sont aussi exposées à des risques importants de rupture : on les éloigne de leurs familles, et on interrompt potentiellement un projet de formation ou un travail mis en place dans leur ancien établissement.

Trois jours après l’ouverture de la compétition, plusieurs juridictions franciliennes assurent que malgré «une activité dense», la «déferlante» de dossiers attendue n’a pas encore eu lieu. A-t-on surestimé la délinquance liée aux Jeux ?

Cette espèce de grande peur d’une surdélinquance pendant les Jeux olympiques n’avait pas spécialement de fondement. Elle n’était ni objectivé ni objectivable, et cela n’a fait qu’alimenter notre perplexité sur le dispositif sécuritaire. On aurait pu mettre en place un dispositif qui prévoyait une capacité d’adaptation si les besoins se révélaient importants, avec des listes de magistrats mobilisables, on a préféré programmer des chambres supplémentaires de comparutions immédiates. En revanche, subsiste l’inquiétude d’un dispositif qui s’autoalimente. Dans certaines juridictions, des audiences en CI ont été programmées quoi qu’il arrive et cela nous fait craindre un effet autoréalisateur.

Craignez-vous que les mesures sécuritaires établies à l’occasion des Jeux soient prolongées au-delà ?

Le dispositif sécuritaire [des] Jeux cristallise toutes les dérives de ces dernières années. Mais on est face à des dérives qui préexistaient à la compétition et qui n’ont pas spécialement de raison de s’arrêter après, d’autant plus dans le climat politique actuel. Ces dérives sécuritaires nourrissent la dynamique de surincarcération. Les Jeux montrent bien qu’on a atteint les limites depuis très longtemps de ce qui est possible de faire en matière de surincarcération et qu’il est grand temps d’adopter des mesures de bon sens, comme un mécanisme national contraignant de régulation carcéral.