Le rapport était très attendu dans cette affaire devenue symbole des violences policières. Depuis la mort d’Adama Traoré, le 19 juillet 2016, année après année, l’enquête s’est concentrée sur une série d’hypothèses médicales, parfois opposées. Une bataille d’expertises confrontant les médecins mandatés par la justice et ceux choisis par la famille Traoré. Pour tenter de lever les doutes, les juges d’instructions parisiens ont demandé en juillet 2020 à quatre médecins belges une nouvelle expertise de synthèse. Ils devaient déterminer si la mort d’Adama Traoré, dans la caserne de Persan, quelques minutes après son arrestation dans la ville de Beaumont-sur-Oise (Val-d’Oise) au terme d’une course-poursuite, un jour de canicule, a été causée ou non par les gendarmes. Selon cette nouvelle expertise, le décès d’Adama Traoré est dû à l’imbrication de plusieurs facteurs : un «coup de chaleur» lors d’un effort qui n’aurait probablement pas été mortel sans les gestes de «contention» des gendarmes.
A lire aussi
Depuis les premiers jours de l’enquête, la famille pointe du doigt les gestes d’interpellation des militaires comme cause de la mort du jeune homme de 24 ans. Il s’agit, selon la description de l’intervention livrée par les gendarmes, d’un plaquage ventral. Cette technique consiste à placer la personne interpellée sur le ventre pour lui passer les menottes dans le dos. Une pression peut alors être exercée sur la cage thoracique et conduire à une mort provoquée par une «asphyxie positionnelle».
«Une avancée importante»
Dans leur rapport révélé par l’Obs et consulté par Libération, daté du 13 janvier, les médecins belges affirment sur ce point que «les éléments du dossier ne répondent pas aux critères médico-légaux reconnus d’une asphyxie positionnelle». Les experts soutiennent en revanche que «l’intervention dans le processus létal d’une période d’asphyxie par contrainte physique ne peut être écartée», évoquant ainsi les gestes d’interpellation des gendarmes. A propos de l’intervention de ces derniers au moment de l’interpellation de la victime, les experts estiment que la procédure d’immobilisation employée «ne semble pas particulièrement agressive, mais n’est pas particulièrement prudente non plus».
Les médecins belges considèrent aussi qu’Adama Traoré était, avant son interpellation, dans un état de faiblesse à cause d’«un coup de chaleur à l’effort» : «Notre opinion est en définitive que M. Adama Traoré a très vraisemblablement développé un coup de chaleur en situation d’activité physique relativement brève mais intense dans des circonstances de stress adrénergique et de chaleur atmosphérique.»
Le diagnostic du coup de chaleur invalide la thèse de l’hyperthermie maligne avancée par les avocats des gendarmes comme étant l’une des causes de la mort d’Adama Traoré. Pour l’étayer, la défense se référait notamment à la température de la victime prise deux heures après son décès (évaluée à 39,2°C un jour de canicule) et sur le témoignage du témoin chez qui il s’est réfugié. Le rapport assure qu’une hyperthermie maligne «n’est pas un diagnostic à évoquer dans les circonstances du présent dossier, étant un terme à réserver à des circonstances d’utilisation d’anciens agents anesthésiques et éventuellement de certaines administrations médicamenteuses».
Développant la notion médicale de coup de chaleur, ces derniers estiment que «l’évolution péjorative» de cet état «a été inhabituellement rapide mais reste plausible en raison notamment de la contribution à une hypoxie [un manque d’oxygène dans le sang, ndlr] de manœuvres momentanées de contrainte et dans une plus faible mesure d’états pathologiques sous-jacents». Le rapport précise en outre que «sans l’application de ces manœuvres de contrainte, on peut penser que M. Traoré n’aurait pas présenté l’évolution dramatique constatée ensuite. L’évolution d’un coup de chaleur à l’exercice est en effet habituellement moins brutale que celle décrite chez lui et sa létalité générale ne dépasserait pas 10 à 15%», estiment les experts, qui ne manquent pas de soulever la complexité du dossier.
La «faible mesure d’états pathologiques sous-jacents» fait référence au fait qu’Adama Traoré souffrait de drépanocytose, une maladie génétique associée à une pathologie rare, la sarcoïdose. En 2018, un premier collège d’experts avait retenu ces maladies parmi les causes principales de l’asphyxie du jeune homme. Des conclusions balayées dans un premier temps par les médecins de la famille et désormais par cette ultime expertise.
«Les gestes réglementaires opérés par les trois gendarmes l’ont été au regard de la rébellion d’Adama Traoré», ont réaffirmé lundi leurs avocats, Rodolphe Bosselut, Pascal Rouiller et Sandra Chirac Kollarik. «Ces trois agents étaient dans l’ignorance la plus complète des antécédents médicaux de cet homme et de ce qui pouvait s’être produit physiologiquement pour lui» avant leur arrivée sur les lieux.
«Cette expertise ordonnée par les juges corrobore les deux expertises indépendantes qui mettent en avant le plaquage ventral comme cause de la mort, réagi de son côté maître Yassine Bouzrou, avocat de la famille Traoré. C’est donc une avancée importante.»
Dans leur rapport, les médecins s’interrogent aussi sur les déclarations des gendarmes sur l’état d’Adama Traoré dans les instants qui ont suivi son menottage. Les militaires avaient déclaré, au cours de l’enquête, que le jeune homme avait pu marcher jusqu’au véhicule des gendarmes et que les premiers signes de malaise avaient été observés seulement au cours du trajet de quelques minutes jusqu’à la caserne. «On peut légitimement nourrir un doute sérieux sur l’état de monsieur Traoré tel qu’il est décrit [par les gendarmes, ndlr] au sortir de l’appartement et se poser la question de sa situation réelle durant le transport», écrivent-ils. Cette analyse pourrait donc relancer les charges de non-assistance à personne en danger qui pèsent sur les gendarmes.