Menu
Libération
Action de groupe

Les contrôles au faciès «existent» mais le Conseil d’Etat s’estime incompétent

La plus haute juridiction administrative française, qui avait été saisie d’une action de groupe par six ONG, a reconnu ce mercredi 11 octobre l’existence de ces pratiques discriminatoires mais a estimé que la question dépasse son pouvoir dans le cadre de cette procédure.
Un contrôle de police à Paris, le 7 octobre 2023. (Joel Saget /AFP)
publié le 11 octobre 2023 à 13h37
(mis à jour le 11 octobre 2023 à 15h13)

Pour trancher cette procédure inédite, le Conseil d’Etat avait réuni sa formation la plus solennelle, l’assemblée du contentieux, chargée des affaires présentant une «importance exceptionnelle». Six ONG (dont Amnesty International, Open Society et Human Rights Watch) avaient lancé cette action de groupe en janvier 2021 pour faire cesser les contrôles dits au faciès. La plus haute juridiction administrative française a reconnu ce mercredi 11 octobre qu’il s’agit de pratiques discriminatoires qui dépassent des cas individuels isolés, sans pour autant reconnaître une discrimination «systémique» et «généralisée». Mais l’instance a considéré que ce qui lui était demandé dépassait son pouvoir.

Ce cadre procédural, créé par une loi de 2016, permet en théorie d’imposer des réformes structurelles à l’administration. Le but de ce contentieux n’est pas de réparer le préjudice personnel subi par des victimes de contrôles discriminatoires mais de contraindre le ministère de l’Intérieur à changer les pratiques policières. Le Conseil d’Etat a cependant estimé que les demandes des associations étaient trop vastes et reviendraient à dicter au gouvernement une politique publique.

Les associations demandaient l’ouverture d’un véritable chantier législatif avec la modification de la loi pour interdire explicitement les contrôles fondés sur des critères d’apparence physique, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Les requérants sollicitaient aussi une réduction du pouvoir de la police en ne permettant ces actes qu’en cas de «soupçon objectif et individualisé», et seulement sur réquisition de la justice (et non à l’initiative de l’agent). Actuellement, le code de procédure pénale prévoit que ces contrôles sont possibles si les policiers ont des raisons «plausibles de soupçonner» qu’une personne a commis ou se prépare à commettre un délit.

Les requérants réclamaient aussi la création d’un «système d’enregistrement et d’évaluation des données relatives aux contrôles d’identité, et de mise à disposition de toute personne contrôlée d’une preuve de contrôle». Cette dernière mesure correspond à la promesse de campagne de François Hollande en 2012 de créer un récépissé de contrôles d’identité, enterrée par les socialistes après leur arrivée au pouvoir. «Ces mesures visent en réalité à une redéfinition générale des choix de politique publique en matière de recours aux contrôles d’identité», note le Conseil d’Etat dans sa décision. Or, la juridiction administrative suprême estime que cela excède son pouvoir, même dans le cadre d’une action de groupe. «Le Conseil d’Etat aurait pu avoir une position plus volontariste, comme il le fait pour faire respecter le droit à un environnement sain où il a pu enjoindre à l’État de prendre des mesures pour améliorer la qualité de l’air pour lutter contre le réchauffement climatique, qui sont aussi des mesures de politique publique», analyse Nicolas Hervieu, enseignant à Sciences-Po et juriste spécialiste du droit des libertés.

Pratiques «graves» et «répandues»

Lors de l’audience publique devant le Conseil d’Etat, vendredi 29 septembre, la rapporteuse publique estimait que les éléments rassemblés par les ONG ne permettaient pas de voir dans les contrôles d’identité une discrimination «systémique». Les associations appuyaient pourtant leur requête sur un ensemble de témoignages de victimes et d’études menées par des chercheurs ou le Défenseur des droits. La rapporteuse publique, dont le rôle est d’apporter une analyse juridique à la formation de jugement, estimait cependant que ces éléments permettent de présumer de l’existence de pratiques «graves», «répandues» et «ne se limitant pas à des dérives individuelles comme le prétend le ministère de l’Intérieur».

Une position désormais partagée par l’assemblée du contentieux du Conseil d’État, en affirmant qu’est «suffisamment établie l’existence d’une pratique de contrôles d’identité motivés par les caractéristiques physiques, associées à une origine réelle ou supposée, des personnes contrôlées, qui ne peut être regardée comme se réduisant à des cas isolés». Et «de tels faits, qui créent un dommage pour les personnes qui y sont exposées, constituent une méconnaissance caractérisée de l’interdiction des pratiques discriminatoires».

Une petite victoire pour les associations requérantes. «C’est un pas de plus dans cette longue marche des habitants des quartiers populaires pour faire reconnaître cette violence qui naît du rapport entre les citoyens et la police», a réagi Issa Coulibaly, de l’association parisienne Pazapas Belleville. «Le Conseil d’État reconnaît que c’est un problème collectif, c’est important car pour l’instant la rhétorique du ministère de l’Intérieur, c’est de dire simplement qu’il existe peut-être quelques cas», réagit l’avocat Antoine Lyon-Caen qui défend les six associations.

Mais cette position ambivalente de la plus haute juridiction administrative, reconnaissant à la fois une situation conduisant à des discriminations mais refusant d’imposer quoi que ce soit au gouvernement, a également été critiquée, lors de la conférence de presse organisée par les associations requérantes quelques heures après la publication de la décision. «C’est un abandon au milieu du gué pour ces personnes exposées, réagit Bénédicte Jeannerod, directrice en France de l’ONG Human Rights Watch. C’est extrêmement décevant, il y avait une opportunité historique de pousser les autorités françaises à se mettre en conformité avec les obligations nationales et internationales.»

«Notre combat judiciaire ne s’arrête pas là, on espère que la Cour européenne des droits de l’Homme, fera demain ce que le Conseil d’État a renoncé à faire aujourd’hui», a réagi pour sa part Maïté De Rue, conseillère juridique de l’ONG Open Society et ancienne vice-présidente de la commission pour la prévention de la torture du Conseil de l’Europe. Une autre procédure contre les contrôles discriminatoires est effectivement en cours devant l’instance européenne. Les associations disent aussi envisager de nouvelles voies d’action devant la justice française. «Aucune décision n’est prise, affirme Antoine Lyon-Caen. La réflexion commence.»