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Décryptage

Maltraitances infantiles : le crime de délaissement, «un supplice» pour l’enfant

Un nourrisson de huit mois est mort, vendredi 10 octobre en périphérie de Nantes, des suites des négligences de ses parents. La justice a ouvert une enquête à leur encontre pour «crime de délaissement», une notion juridique encore méconnue.

Les données les plus récentes concernant les morts de mineurs par délaissement datent de 2018 ; huit enfants étaient décédés dans ces circonstances cette année-là. (Karl Tapales/Getty Images)
Publié le 15/10/2025 à 5h58

L’enfant était déjà mort dans ses bras lorsque sa jeune mère s’est présentée, vendredi 10 octobre, aux urgences du centre hospitalier de Châteaubriant, en Loire-Atlantique. L’autopsie du nourrisson et l’examen médical de ses quatre frères et sœurs conduisent à penser que «ces enfants étaient, depuis de longs mois, si ce n’est de longues années pour les moins jeunes, dans un état de délaissement majeur», affirme le parquet de Nantes dans un communiqué. Alors que les parents, âgés de 19 et 25 ans, ont été placés en détention provisoire dimanche, un juge d’instruction a été saisi pour «crime de délaissement d’un mineur de moins de 15 ans ayant entraîné la mort ainsi que du délit de délaissement de mineurs de moins de 15 ans», confirme le procureur de la République Antoine Leroy à Libération. Le parquet a requis une ordonnance de placement pour les enfants.

«Il y a peu de poursuites pour “délaissement ayant donné lieu à la mort“, généralement dans les cas de maltraitances, c’est plutôt pour coups et blessures, torture, violences sexuelles… Le délaissement a quelque chose de très pervers : cela veut dire que l’enfant va mourir à petit feu», réagit l’avocate au bureau de Paris Isabelle Steyer, spécialisée dans la lutte contre les violences faites aux femmes et aux enfants. Les parents de l’enfant décédé encourent jusqu’à trente ans de réclusion criminelle.

Inscrite dans le code pénal depuis 1994, la notion de délaissement s’applique légalement à toute personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son état physique ou psychique. Elle recouvre ici le fait de laisser un enfant seul, sans qu’il soit pris en charge par un tiers et revêt plusieurs aspects : mise à l’isolement, abandon, malnutrition, absence de soins… «Dans le cas où l’enfant est isolé, personne ne le voit maigrir, ne repère les infections… Les maltraitances s’échelonnent dans le temps : c’est un supplice», alerte Me Isabelle Steyer. Elle précise que ces périodes de délaissement fonctionnent souvent par «alternance» : le parent s’occupe de l’enfant quelques jours, avant de l’abandonner à nouveau. Ainsi, «le mineur est maintenu dans l’espoir que la relation parentale continue normalement, et il ne dénonce pas», poursuit l’avocate.

Un risque de «troubles du développement»

Dans le cas de Châteaubriant, les examens médicaux menés sur la fratrie et les premières investigations judiciaires laissent apparaître «une dégradation physiologique extrême et un état sanitaire également hautement dégradé», indique le procureur de Nantes. Au domicile familial, les enquêteurs ont constaté lors de leur perquisition «un état d’insalubrité extrême», et la «présence d’animaux faméliques» ; des indices souvent concomitants au délaissement.

Si ce terme est employé dans le domaine juridique, le champ médical utilise plutôt les termes de «négligence ou de maltraitances», distingue la pédiatre Christelle Pierrot, de l’unité spécialisée d’accueil pédiatrique enfants en danger (UAPED) de l’Essonne. «Un enfant en bas âge négligé ou victime de violences conjugales va avoir toutes sortes de retards de langage, de potentiels troubles du comportement, avec des pleurs par exemple», poursuit la spécialiste.

Les frères et sœurs de l’enfant décédé à Châteaubriant – dont son jumeau –, âgés de 8 mois, 18 mois, 5 et 6 ans, ont été examinés au sein d’une UAPED, une prise en charge nécessaire «pour aider à prouver les faits» et donner à la justice des éléments sur lesquels s’appuyer, éclaire Me Isabelle Steyer. Dans certains cas, c’est au sein de ces unités spécialisées que se tisse le premier lien entre l’enfant et la justice. Elles doivent permettre au mineur victime d’être entendu par les enquêteurs dans des conditions adaptées à son âge. «L’idée est de tout faire en un seul temps, détaille la pédiatre Christelle Pierrot. On cherche à se centrer sur le mineur, pour éviter de rajouter du trauma au trauma en le baladant à droite à gauche : à la gendarmerie, à l’hôpital…»

L’unité d’accueil est de plus en plus sollicitée par les gendarmes et les policiers, «même si tous les enfants concernés ne passent pas par là», reconnaît Christelle Pierrot. Aujourd’hui pilotées par le secrétariat d’Etat à l’Enfance, 88 de ces unités ont été ouvertes et 27 sont en cours de déploiement sur le territoire – avec une répartition encore inégale selon les départements.

«Chiffre noir» sur les infanticides

Les circonstances du drame survenu à Châteaubriant ne sont pas sans rappeler celles entourant le décès d’une jeune fille de 13 ans, Amandine, en 2020, dans l’Hérault. L’adolescente était morte de faim après plusieurs années de privations et de violences, enfermée dans un débarras du rez-de-chaussée de la maison familiale. Sa mère et son beau-père ont respectivement été condamnés à la réclusion à perpétuité avec période de sûreté de vingt ans et à vingt ans de réclusion criminelle, tous deux pour «torture et actes de barbarie».

Ces cas médiatiques sont loin d’être isolés : selon l’association la Voix de l’enfant, un enfant meurt tous les cinq jours dans le cadre familial. Un chiffre qui pourrait être largement sous-estimé, à en croire les alertes formulées par la Commission nationale consultative des droits de l’homme en 2023. L’organisme indique que les mineurs victimes de mort violente au sein de leur famille ne font l’objet «d’aucun recensement précis et centralisé», parlant même de «chiffre noir». Les données les plus récentes retrouvées par Libération concernant les morts de mineurs par délaissement datent de 2018 ; huit enfants étaient décédés dans ces circonstances cette année-là.