Comme une impression que rien ne change. Le 24 mars 2023, la veille de la manifestation contre la mégabassine de Sainte-Soline (Deux-Sèvres), Gérald Darmanin avait fait monter la pression avant une mobilisation qu’il prévoyait «d’une très grande violence», évoquant même «ceux qui veulent s’en prendre aux gendarmes et peut-être tuer des gendarmes et tuer les institutions» pour justifier un dispositif du maintien de l’ordre «exceptionnel». Rebelote seize mois plus tard. Cette fois, le ministre de l’Intérieur démissionnaire mais encore en poste pour gérer «les affaires courantes» s’est rendu à la gendarmerie de Niort (Deux-Sèvres) lundi, à la veille de l’ouverture du Village de l’eau, qui se tient jusqu’à dimanche dans la commune de Melle, à moins de 20 kilomètres de Sainte-Soline. Le calendrier, une semaine avant l’ouverture des Jeux olympiques, n’a pas été choisi au hasard par les organisateurs, qui protestent contre la construction de ces immenses ouvrages de stockage d’eau, accusés de privatiser la ressource au profit d’une poignée d’agriculteurs.
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Cette nouvelle mobilisation d’ampleur contre les mégabassines, associant tables rondes sur la gestion de l’eau et ateliers sur la répression policière, s’achèvera vendredi avec une manifestation à Saint-Sauvant (Vienne) où devraient débuter les travaux d’une cinquième réserve dans la région, sur un total de seize bassines très contestées dont une seule est en service aujourd’hui. Au total, 93 ouvrages de stockage d’eau sont envisagés dans ce qui constitue l’ancienne région Poitou-Charentes. Samedi, un rassemblement est prévu à La Rochelle pour bloquer le port de la Pallice, deuxième infrastructure française d’exportations de céréales, signe pour les opposants aux retenues d’eau que les cultures intensives irriguées dans la région ne sont pas destinées à l’agriculture locale.
Plus de 3 000 policiers et gendarmes mobilisés
Si le Village de l’eau a été autorisé par le maire de Melle, les préfectures de la Vienne et de Charente-Maritime ont de leur côté interdit les manifestations prévues cette fin de semaine, comme cela avait déjà été le cas à Sainte-Soline. Une fois de plus, l’ambiance s’annonce tendue, éclipsant les débats autour des bassines et de la gouvernance de l’eau pour se concentrer sur le risque de violences. Cinq hélicoptères, «des dizaines de drones» et plus de 3 000 policiers et gendarmes sont déployés jusqu’à ce week-end, dont 21 unités de forces mobiles : «Ce qui est beaucoup plus que les saisons précédentes», s’est enorgueilli le locataire en sursis de la place Beauvau, disant s’attendre à la venue de 6 000 à 8 000 manifestants «dont un millier de personnes qu’on pourrait qualifier de dangereuses, de violentes ou de radicalisées». «L’écoterrorisme» qu’il dénonce à tout va depuis le premier Sainte-Soline en octobre 2022 n’est pas loin. Cette fois, les forces de l’ordre seront réparties sur les trois départements où les manifestants comptent se mobiliser.
Alors qu’il a fallu plus d’un an d’organisation pour mettre sur pied ce rassemblement, annoncé depuis l’automne par le collectif Bassines Non Merci, les Soulèvements de la Terre, Extinction Rebellion, Attac et une centaine d’organisations, le traumatisme des deux dernières manifestations de Sainte-Soline est dans la tête de tous les participants. En mars 2023, plus de 5 000 grenades ont été tirées en moins de deux heures par les forces de l’ordre pour défendre le chantier – à l’époque un immense trou au milieu de champs – aujourd’hui quasiment terminé. Si le ministre de l’Intérieur et les partisans des bassines ne cessent d’avancer les chiffres de gendarmes blessés, ils oublient les blessés très graves dénombrés côté manifestants, liés à «un usage disproportionné et indiscriminé» de la force, selon un rapport de la Ligue des droits de l’homme (LDH). Quatre enquêtes, ouvertes par le parquet de Rennes et confiées à l’Inspection générale de la gendarmerie nationale, sont toujours en cours.
«C’est la préfecture qui fixe le niveau de tension»
Benoît Jaunet, porte-parole de la Confédération paysanne en Deux-Sèvres, condamné cet hiver pour l’organisation de la dernière manifestation de Sainte-Soline au côté du porte-parole national de l’époque Nicolas Girod, se rendra cette fois uniquement au Village de l’eau. Participant à des tables rondes et tenant un stand à Melle, son syndicat ne sera pas officiellement sur les cortèges vendredi et samedi. «On ne peut pas dire que le traumatisme de Sainte-Soline n’existe pas. Mais le partage de l’eau, c’est un sujet qu’on ne va pas lâcher», ajoute la porte-parole nationale Laurence Marandola, qui insiste sur l’agenda chargé des agriculteurs en cette période estivale, et l’année de mobilisations qui vient de se dérouler qui a épuisé les troupes. Dans une «lettre ouverte aux agricultrices et agriculteurs» publiée lundi, le troisième syndicat de la profession appelle au dialogue pour «sortir de l’impasse et de la confrontation destructrice».
A l’opposé du spectre syndical, la Coordination rurale, deuxième organisation professionnelle, a appelé à une contre-manifestation «pacifique et déterminée» vendredi à Melle «afin de soutenir les agriculteurs locaux, aux côtés des forces de l’ordre» et «protéger les fermes.» Un mot d’ordre qui inquiète les défenseurs de l’environnement alors que l’organisation, accusée de proximité avec l’extrême droite, s’est démarquée par ses méthodes virulentes pendant la contestation agricole cet hiver. A la suite de cet appel, mercredi soir, la préfecture a pris un nouvel arrêté pour interdire toute manifestation à Melle «au vu du risque d’affrontements entre des profils “ultras” de groupes opposés.»
«On a été hypermarqués par Sainte-Soline, où on a été bombardés de grenades. Depuis, on a organisé plusieurs petites manifestations, mais cette fois, on essaie de se renouveler, de penser des formes innovantes de mobilisation, et pendant ce temps, Darmanin recycle les mêmes phrases. C’est frustrant et désespérant. Il aurait pu faire un autre choix, celui de l’apaisement, alors qu’il va démissionner», regrette Judith Rivière (un pseudonyme) de Bassines non merci, dénonçant le «zèle des forces de l’ordre pour décourager les participants de venir au Village de l’eau». «C’est la préfecture, par le choix politique qu’elle va faire du maintien de l’ordre, qui va fixer le niveau de tension», enchérit Léna Lazare des Soulèvements de la Terre, décrivant une «ambiance tendue» aux abords du camp, alors que les contrôles et fouilles freinent les accès à Melle depuis mardi. «On ne peut pas passer le barrage avec de simples sardines de tente. Les organisateurs ont eu du mal à faire entrer les moyens de secours», a déploré le maire écologiste de la commune Sylvain Griffault auprès du Courrier de l’ouest. Jeudi, lors d’une conférence de presse organisée par la préfecture, les autorités faisaient état de 10 000 contrôles effectués depuis le début de la semaine. 4 500 personnes étaient déjà arrivées au campement. Pour le maire de Melle, «ces derniers jours, en désignant par avance, presque chaque jour, un responsable à des violences qui seraient inéluctables, plusieurs organisations agricoles mais aussi des élus ont favorisé un sentiment de défiance et une tension importante. Ce scénario ressemble trait pour trait à celui de 2023».