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Justice

«C’était inqualifiable» : l’opératrice du Samu de Strasbourg condamnée à 12 mois de prison avec sursis après la mort de Naomi Musenga

L’assistante de régulation médicale, qui s’était moquée de la jeune femme et retardé sa prise en charge en décembre 2017, a été condamnée ce jeudi 4 juillet par le tribunal correctionnel de Strasbourg.
Dans le marche blanche «Justice pour Naomi», formée par des proches de Naomi Musenga, le 29 décembre 2017. (Pascal BASTIEN/Photo Pascal Bastien pour Libér)
par Ophélie Gobinet, correspondante à Strasbourg
publié le 4 juillet 2024 à 17h45
(mis à jour le 4 juillet 2024 à 22h24)

Une voix sans visage. Une voix qui résonnait dans la tête de Bablyne-Honorine Musenga depuis près de sept ans. Autant d’années qu’elle attendait de pouvoir mettre un visage sur la voix qui avait échangé avec sa fille, Naomi, le 29 décembre 2017. Ce jour-là, la jeune femme de 22 ans avait appelé les secours, en indiquant souffrir de fortes douleurs à l’abdomen. Corinne M., 60 ans, l’opératrice du Samu, lui avait répondu en raillant la jeune Strasbourgeoise, et n’avait pas transmis son appel à un médecin régulateur. Naomi avait finalement été prise en charge avec un retard de près de deux heures vingt et était morte à l’hôpital en fin de journée.

L’enregistrement sonore, largement diffusé dans la presse par la famille quelques mois plus tard, avait scandalisé : on pouvait y entendre le ton froid, dur, distant et peu impliqué de l’opératrice. Jeudi matin, c’est cette voix qui s’est présentée au tribunal correctionnel de Strasbourg (Bas-Rhin), à l’ouverture de son procès pour non-assistance à personne en danger. La tête dissimulée sous un voile bleu marine tacheté de blanc qui laissait transparaître des cheveux grisonnants sur le front et le visage couvert d’un masque chirurgical, Corinne M. glisse entre les caméras et les objectifs des photographes.

«C’est inqualifiable, je ne me reconnais pas dans cette bande»

«Il va falloir parler dans le micro», lui lance la présidente Isabelle Karolak dès le début de l’audience. La voix de l’opératrice se fait entendre, mais rapidement, Corinne M., débarrassée de son voile et de son masque, se tourne vers la famille Musenga. «Je souhaiterais m’excuser envers la famille de tout ça, de mes paroles, de tout ce que j’ai pu dire. C’était inqualifiable».

Au moment des faits, Corinne M. était opératrice depuis plus de huit ans. Auparavant, elle avait été ambulancière, un métier qu’elle aimait et qu’elle faisait «pour sauver des gens». Un accident du travail l’avait poussée à prendre un poste d’opératrice, un boulot qu’elle avait accepté sans grande conviction. «Il fallait que je travaille», explique-t-elle. Sans formation médicale, Corinne M. raconte avoir surtout été formée à «l’outil informatique». Les codes couleurs pour classer les appels en «médical» ou «prise de renseignements», les écrans, les appels : Corinne M. mime un téléphone avec sa main et enchaîne des gestes de décrocher-raccrocher à la chaîne. Le téléphone qui sonne sans arrêt et des appels qui viennent de tout le département, l’ancienne assistante de régulation médicale évoque un stress, une pression et un épuisement moral. La présidente du tribunal l’interroge sur a manière dont elle a géré l’appel de Naomi Musenga, qui avait été transmis au Samu par une opératrice des pompiers. «Comment détecte-t-on la gravité d’un appel ?», demande Isabelle Karolak. «On demande ce qu’il se passe», répond Corinne M. «Pourquoi n’avez-vous pas précisé vos questions ? Vous souffrez ? Vous êtes blessée ?», l’interroge la présidente. «Quand je pose cette question-là aux gens, d’habitude ils répondent», dit-elle encore.

Elle reconnaît qu’avec les douleurs abdominales évoquées par Naomi, elle aurait dû transférer l’appel à un médecin régulateur. Le silence envahit la salle d’audience lorsque les bandes sonores sont diffusées. La voix de Naomi, gémissante, fait couler des larmes sur les joues de sa sœur Louange. Deux de ses frères s’agitent sur place. «J’ai très mal au ventre», «je vais mourir», poussait Naomi d’une voix éteinte. «Je ne peux pas vous aider, je ne sais pas ce que vous avez», lui rétorque sèchement l’opératrice. «C’est inqualifiable, je ne me reconnais pas dans cette bande», argue Corinne M., qui expose le harcèlement subi après la diffusion de l’enregistrement dans la presse : menaces de mort, perte d’emploi. Pourquoi ne pas avoir considéré la gravité de l’appel de Naomi ? «Elle avait 22 ans, elle était jeune et on était en pleine période de gastro-entérite», tente Corinne M.

«Le syndrome méditerranéen, ça vous parle ?»

«C’est une marée médicale dans laquelle il faut savoir détecter le radeau en perdition», a estimé à la barre l’ancien responsable du Samu 67 Hervé Delplancq. Anesthésiste et réanimateur à l’époque, il avait démissionné après le début de l’affaire. «C’était l’essence même la mission de l’opératrice que de poser les questions aux appelants», a estimé la procureure Agnès Robine. «Une bande sonore comme celle-ci, j’ose espérer que je n’en entendrai plus dans ma vie», s’est indigné Me Jean-Christophe Coubris, avocat de la famille Musenga. Corinne M. l’affirme : elle ne se cherche pas d’excuses mais insiste. Entre l’opératrice des pompiers, celle de SOS Médecins, et elle-même, «personne n’a pris en compte la gravité de l’appel». «Votre ton de voix sur le deuxième appel enregistré (lorsque la belle-soeur de Naomi appelle, ndlr) est sacrément différent», lui glisse Me Coubris. «Le syndrome méditerranéen, ça vous parle ?», poursuit-il. Sans un mot, Corinne M. fait «non» de la tête. «Je n’étais plus capable de faire ce métier», lâche-t-elle. Son avocat, Me Thomas Callen, affirme «être le premier à reconnaître le manque d’empathie et le défaut d’humanité de sa cliente» , mais considère que l’infraction n’est «pas caractérisée». «Nous vous pardonnons», a lancé à la barre Bablyne-Honorine Musenga. «Mais nous devions aller jusqu’au bout (de cette procédure), pour que cela n’arrive plus. C’est ma fille, c’est ma fille…» dit-elle avant que sa voix flanche.

Le tribunal est finalement allé au-delà des réquisitions, et a condamné l’opératrice à un an d’emprisonnement avec sursis et à verser 15 000 euros à la famille de Naomi Musenga au titre des frais d’avocats.