Au choc du drame ont succédé presque instantanément les interprétations hâtives et les récupérations politiques, en dépit des appels à la prudence du procureur de Valence, Laurent de Caigny. Plus de deux semaines après la mort de Thomas P., 16 ans, tué d’un coup de couteau au cours d’une fête de village à Crépol (Drôme), le tableau esquissé par les enquêteurs prend une tonalité bien plus nuancée que les premières impressions abondamment relayées, notamment par l’extrême droite. Le Parisien et France Info ont eu accès à plusieurs éléments de l’enquête des gendarmes de la section de recherches de Grenoble, qui alimentent la thèse d’une violente bagarre fortuite de fin soirée plutôt que celle d’une attaque rangée et préméditée. Neuf jeunes hommes, tous nés dans la ville voisine de Romans-sur-Isère sauf un, ont été mis en examen pour «meurtre en bande organisée», «tentatives de meurtre» ou «violences volontaires commises en réunion» dans cette affaire. Six d’entre eux ont été incarcérés. Libération fait le point sur les éléments nouveaux.
Des jeunes de Romans présents depuis plusieurs heures
Les neuf suspects ne sont pas arrivés de concert à Crépol. Ils se sont rendus dans le village dans la soirée du 18 novembre par petits groupes, à bord de cinq voitures et à des heures différentes. Dans leurs déclarations aux gendarmes, ils disent avoir voulu se rendre au bal notamment parce qu’ils pensaient y trouver de nombreuses filles. Au moins quatre des suspects ont pu entrer dans la salle des fêtes et ont pris part à la soirée avant que ne survienne la bagarre mortelle. Ils ont dansé, d’après plusieurs témoins, dont une cinquantaine dit n’avoir pas noté de comportements particulièrement suspects. D’autres disent au contraire avoir ressenti un certain malaise, décrivant des jeunes hommes «aux regards mauvais». Les jeunes de Romans apparaissent en tout cas en décalage, notamment vestimentaire, avec le reste de l’assistance. «Les jeunes de Romans et de Crépol se côtoient au lycée, ils se connaissent de vue mais ils ne sont pas du même monde», résume une source au Parisien.
Plusieurs jeunes venus armés
Parmi les suspects participant à la fête comme parmi ceux restés à l’extérieur de la salle, passant la soirée sur le parking, plusieurs étaient porteurs d’armes blanches. Il apparaît ainsi que Chaïd A., 20 ans, a dû remettre un couteau de chasse à l’un des quatre vigiles sécurisant la soirée avant d’être autorisé à entrer dans la salle. D’autres suspects arrivés plus tard auraient demandé à certains fêtards sortis fumer si «on était fouillé» avant d’entrer dans la soirée. Pour pouvoir dissimuler une arme ou de l’alcool ? Quoi qu’il en soit, lorsque la bagarre éclate, plusieurs couteaux sont sortis, d’après de nombreux témoins. On en ignore le nombre exact.
L’élément déclencheur en question
Les enquêteurs se penchent aussi sur l’étincelle qui a fait virer la soirée au drame. Une altercation entre l’un des suspects, Ilyès Z., 22 ans, et un jeune rugbyman de Crépol, Thomas L., retient leur attention. Au moment où passe le titre Tchikita du rappeur Jul, vers 2 heures du matin, Thomas L. aurait comparé les longs cheveux bouclés d’Ilyès Z. à ceux de la fille évoquée dans la chanson du rappeur marseillais. Ilyès Z. aurait alors proposé à Thomas L. de s’expliquer hors de la salle, élément déclencheur des violences. Mais avant cette algarade, le rugbyman a été entendu dire par au moins une amie qu’il avait envie de taper «des bougnoules», rapportent France Info et Le Parisien. Lors de l’affrontement qui a suivi, neuf témoins sur les 104 auditionnés disent, eux, avoir entendu des paroles «hostiles aux Blancs» de la part des jeunes de Romans-sur-Isère, avait déjà expliqué le procureur de Valence. Lequel avait aussi précisé que l’enquête ne permettait pas à ce stade d’affirmer que les victimes ont pu être visées en raison de leur appartenance à une «prétendue race, une ethnie, une nation ou une religion déterminée».
Une bagarre en deux temps
La rixe à proprement parler survient en deux temps, d’après des témoignages concordants. Il y a d’abord «l’explication» entre Ilyès Z. et Thomas L., qui se déroule finalement dès le sas d’entrée de la salle du bal. Ilyès Z. a raconté aux enquêteurs s’être fait frapper à coups de poing et de pied par Thomas L. et quelques rugbymen arrivés en renfort, qui eux assurent s’être défendus. L’échange est déséquilibré et bref, Ilyès Z. dit avoir fini à quatre pattes, sonné. Arrive alors le deuxième acte, plus violent et qui met aux prises une trentaine de jeunes, avec schématiquement d’un côté ceux de Romans, qui auraient été une quinzaine, de l’autre les rugbymen. Un vigile tente de s’interposer, il est blessé à la main par une arme blanche. «Beaucoup de conneries ont été dites. Quand j’ai été blessé, je ne refoulais pas de jeunes de Romans à l’entrée, je tentais juste de calmer les choses…», confie cet homme au Parisien.
Le suspect du meurtre toujours pas identifié
C’est au cours de cette rixe que Thomas P., lui-même rugbyman, reçoit un coup de couteau fatal au thorax. L’enquête n’a toujours pas permis d’identifier clairement son auteur. Deux suspects semblent se dégager selon les enquêteurs : Ilyès Z. et un deuxième, âgé de 17 ans, dont l’identité n’a pas été révélée en raison de sa minorité. Mais alors que les prénoms des suspects ont été abondamment commentés par l’extrême droite, Le Parisien rapporte que ce jeune suspect porte des nom et prénom «historiquement français». France Info confirme, relevant que c’est aussi le cas de son petit frère, en fuite depuis les faits. Ilyès Z. et ce suspect de 17 ans ont un point commun : il sont grands, bruns et portent des cheveux longs et bouclés.