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Justice

Nouvelle-Calédonie : le blocage de TikTok devant le Conseil d’Etat

Ce mardi à 11h30, la plus haute juridiction administrative examine plusieurs recours contre l’interdiction du réseau social dans l’archipel. Une mesure que le gouvernement justifie désormais par la théorie juridique des «circonstances exceptionnelles», qui lui permet de s’affranchir de la légalité ordinaire.
Vendredi 17 mai, deux associations, la Ligue des droits de l’homme et la Quadrature du Net, ainsi que trois citoyens résidant ou présents en Nouvelle-Calédonie, ont attaqué en référé-liberté cette interdiction de TikTok. (Bruno Levesque/IP3)
publié le 21 mai 2024 à 7h14

La mesure, inédite dans un pays européen, avait provoqué bien des interrogations – c’est un euphémisme – chez les spécialistes du droit public : sur quel fondement légal le gouvernement s’est-il appuyé pour annoncer, mercredi 15 mai au soir, la coupure de l’accès à TikTok en Nouvelle-Calédonie, secouée par de violentes émeutes ? Selon le site vie-publique.fr, édité par la Direction de l’information légale et administrative, rattachée à Matignon, c’est dans le cadre de l’état d’urgence, déclaré dans l’archipel par Emmanuel Macron, qu’a été décidé ce blocage. Or, si cet état d’exception permet au ministre de l’Intérieur d’interrompre un «service de communication au public en ligne», c’est uniquement en cas d’apologie d’actes de terrorisme ou de provocation à les commettre.

Alors que le Conseil d’Etat doit examiner ce mardi 21 mai en fin de matinée plusieurs recours contre l’interdiction de TikTok, le gouvernement, dans son mémoire en défense que Libération a pu consulter, justifie désormais la mesure non pas au titre de l’état d’urgence, mais au nom de la théorie jurisprudentielle des «circonstances exceptionnelles», qui veut que l’administration, en cas d’événements graves et imprévus, puisse agir hors des clous de la légalité ordinaire.

Recours d’associations et de résidents

A tout le moins, un certain flou régnait jusqu’ici sur le sujet. Lors de l’annonce du blocage du réseau social dans l’archipel ultramarin, le Premier ministre s’était montré peu disert, indiquant simplement que le haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie, Louis Le Franc, avait «interdit TikTok». Interrogé le lendemain par le site Numerama, le cabinet de Gabriel Attal avait mis en avant les «ingérences et […] la manipulation dont fait l’objet la plateforme dont la maison-mère est chinoise».

Vendredi 17 mai, deux associations, la Ligue des droits de l’homme et la Quadrature du Net, ainsi que trois citoyens résidant ou présents en Nouvelle-Calédonie, représentés par l’avocat Vincent Brengarth, ont attaqué en référé-liberté cette interdiction de TikTok, dénonçant de concert une «atteinte grave et manifestement illégale» à la liberté d’expression et de communication. Tant le recours de la Quadrature du Net, disponible en ligne, que celui des trois Néo-Calédoniens, consulté par Libération, contestent la légalité de la décision au regard des dispositions de l’état d’urgence.

«Si les événements se déroulant actuellement en Nouvelle-Calédonie présentent une particulière gravité, force est de constater qu’ils ne peuvent aucunement être qualifiés d’actes terroristes», souligne le référé des résidents. Même argument du côté de l’association de défense des libertés sur Internet, qui souligne aussi que la lutte contre la désinformation et les ingérences n’est pas un motif de blocage prévu par la loi, et qu’en tout état de cause, une mesure de ce type serait disproportionnée au regard d’un tel objectif.

«Contexte insurrectionnel»

Mais désormais, il n’est plus question de justifier l’interdiction du réseau social pour cause d’ingérences étrangères : elle ne vise qu’un but de retour à l’ordre public. TikTok, explique Matignon, a été utilisé par les émeutiers pour «s’organiser en temps réel», «accroître l’impression de chaos et de désordre en diffusant des images de leurs méfaits» et «permettre la réutilisation de contenus dans le cadre d’opérations de manipulations trompeuses». Dès lors, avancent les services du Premier ministre, «il existe un lien direct entre l’utilisation de TikTok et les émeutes». Et «compte tenu du contexte insurrectionnel», la mesure de blocage est, pour le gouvernement, «légalement fondée sur la théorie des circonstances exceptionnelles».

Selon cette théorie jurisprudentielle, qui remonte à la Première Guerre mondiale, l’administration peut s’affranchir, dans les périodes de crise, du droit existant ; à charge pour le juge administratif, qui «contrôle les mesures prises dans le cadre de cette théorie», d’apprécier s’il y a bel et bien «circonstances exceptionnelles», et de s’assurer que les décisions «ont été rendues nécessaires», explique le Conseil d’Etat sur son site. Dit autrement : «Nécessité fait loi», résume auprès de Libération Nicolas Hervieu, juriste spécialiste des droits et libertés et professeur à Sciences-Po.

Deux régimes d’exception

Les «circonstances exceptionnelles» ont ainsi été retenues à plusieurs reprises par le Conseil d’Etat, y compris lors d’émeutes en Nouvelle-Calédonie en 1985, mais aussi, bien plus récemment, en 2021, pour valider l’élargissement du pass sanitaire en amont du vote de la loi. Le problème d’une telle notion, évidemment, c’est ce qu’elle peut permettre de mettre en place : en particulier, souligne le juriste, en matière de restrictions inédites de libertés.

D’autant qu’à ce compte se superposent – plus encore qu’en 2021, où la France était en période transitoire de «sortie d’état d’urgence sanitaire» – deux régimes d’exception dans le cas d’espèce : l’état d’urgence, normé par le droit, et les «circonstances exceptionnelles», qui fonctionnent par légalisation a posteriori par le juge administratif. Les secondes pouvant, donc, permettre de faire ce que le premier n’avait pas prévu. «Si on suit cette logique, des décisions aussi invasives que le blocage d’un réseau social peuvent être prises sans base légale et sans garantie légale», alerte Nicolas Hervieu. Reste désormais à savoir si le Conseil d’Etat choisira, ou non, de suivre l’exécutif dans cette voie.