C’est un nouvel épisode d’une inépuisable saga de la surveillance, dans laquelle l’argent n’a décidément pas d’odeur. Un logiciel espion conçu pour siphonner les téléphones portables, Predator, développé par une entreprise basée en Macédoine du Nord, a été vendu «à au moins trois autocraties : l’Egypte, le Vietnam et Madagascar» par une société française : Nexa Technologies, dévoile ce jeudi 5 octobre un consortium de médias, dont Mediapart en France et Der Spiegel en Allemagne.
Au printemps 2018, raconte Mediapart, les dirigeants de Nexa Technologies s’étaient entretenus avec Emmanuel Macron en personne, son chef de la sécurité, mais aussi un chargé de mission nommé Alexandre Benalla, pour présenter leur entreprise et son offre très particulière. A partir de 2020, l’entreprise aurait été appuyée dans ses démarches commerciales par le même Benalla, reconverti dans la sécurité privée.
A l’époque, Nexa, qui avait déjà vendu son système Cerebro à l’Arabie Saoudite, essayait de passer contrat pour un nouveau système d’interception, mais aussi pour le logiciel Predator développé par Intellexa – manifestement pas découragée par l’assassinat de Jamal Khashoggi, démembré dans le consulat saoudien d’Istanbul en octobre 2018. Sur quoi ont débouché ces négociations ? L’enquête judiciaire ne le dit pas, mais des études techniques du Citizen Lab de Toronto et d’Amnesty International «ont conclu que le logiciel espion est probablement utilisé par les autorités saoudiennes», écrit le site d’information.
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Ni l’Elysée, ni le ministère de l’Economie – dont dépend le service des biens à double usage, qui délivre les autorisations d’exportation – n’ont répondu aux sollicitations de Mediapart. «Dans plusieurs des pays litigieux que vous citez, nous avons non seulement obtenu une autorisation d’export mais aussi n’avons fait qu’emprunter la voie d’une coopération étroite engagée par la France avec ces mêmes pays», affirment de leur côté les dirigeants et principaux actionnaires de Nexa, Stéphane Salies et Olivier Bohbot. Ils réfutent tout lien commercial avec Alexandre Benalla, et dénoncent un «acharnement médiatique et judiciaire». Jeudi soir, sur X (ex-Twitter), la cheffe de file des députés de La France insoumise, Mathilde Panot, a annoncé demander «la création d’une commission d’enquête».
Cerebro, successeur d’Eagle
C’est une histoire sans fin, au point du vertige. En 2011, les sites d’information Reflets.info et Owni révélaient qu’une entreprise française, Amesys, à l’époque filiale du groupe Bull, avait vendu à la Libye du colonel Kadhafi un système d’interception massive des communications sur Internet, baptisé «Eagle» ; informations que corroboraient les constatations du Wall Street Journal à Tripoli après la chute du dictateur. La vente d’Eagle avait valu à Amesys d’être mise en cause dans une information judiciaire pour complicité d’actes de torture, ouverte depuis 2012. Des déboires qui n’ont pas découragé son ancien directeur commercial, Stéphane Salies, de créer deux nouvelles entités : Nexa, en France, et Advanced Middle East System (AMES, ou plutôt AMESys…) à Dubaï. Comme le révélait Télérama il y a six ans, ces entités ont vendu à l’Egypte du maréchal Al-Sissi, en 2014, un successeur d’Eagle : Cerebro. Des ONG ont accusé ce système d’interception de masse d’avoir permis au régime de traquer ses opposants. Dans cette affaire, Nexa et quatre de ses dirigeants, dont Salies, ont d’abord été mis en examen pour «complicité d’actes de torture et de disparitions forcées», avant que la cour d’appel n’annule ces inculpations ; ils sont aujourd’hui sous le statut de témoin assisté.
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Or, selon l’enquête du consortium, Nexa a vendu Cerebro à bien d’autres pays : la Suisse, l’Autriche, l’Allemagne, mais aussi le Qatar, le Pakistan, le Congo-Brazzaville, les Emirats arabes unis… Mais elle a aussi commercialisé un autre produit, dédié, lui, à la surveillance ciblée : Predator, un concurrent du logiciel israélien Pegasus. L’entreprise qui a développé Predator, Cytrox, est basée en Macédoine du Nord ; elle est dirigée par un haut gradé de l’Unité 81, une unité de l’armée israélienne dédiée à la conception de technologies de pointe. En 2020, Cytrox a été rebaptisée Intellexa. Predator est aujourd’hui mis en cause dans un scandale d’écoutes en Grèce, ayant visé des journalistes.