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Marseille

Procès de la rue d’Aubagne : «J’espère qu’ils pourront mettre la main sur leur cœur et se dire : est-ce que j’ai fait tout ce qu’il fallait ?»

Effondrements de la rue d'Aubagne à Marseilledossier
Au tribunal correctionnel de Marseille, ce lundi 18 novembre, la mère d’un jeune homme tué lors de l’écroulement, ainsi qu’un couple de locataires qui se trouvait ailleurs ce jour-là, ont fait état de la vétusté des lieux et de leurs craintes bien avant la survenue du drame.
Rue d'Aubagne à Marseille, après l'effondrement du 5 novembre 2018. (Emin Akyel/AFP)
par Stéphanie Harounyan, correspondante à Marseille
publié le 18 novembre 2024 à 21h40

Pour les 30 ans de Julien, sa mère, Liliana, son père et sa grand-mère avaient fait le voyage depuis le Pérou. La famille du jeune homme occupe depuis le premier jour un banc des parties civiles dans la salle des procès hors normes du tribunal correctionnel de Marseille. Mais c’est Liliana qui s’avance seule à la barre ce lundi matin pour évoquer ce «grand gaillard» dont le visage souriant, chapeau sur la tête, s’affiche en noir et blanc face à elle. Julien a été élevé comme sa sœur, entre la France et le Pérou, avec «cette notion de monde sans frontière». Il avait d’ailleurs fait du voyage son métier, et après des années à travailler sur un bateau de croisière, avait choisi Marseille pour s’installer, en juin 2018. Cette ville, «pour lui, c’était le monde», assure Liliana. Il y avait aussi quelques amis, dont Alexis B., rencontré lors d’une saison en mer. Quand Alexis lui parle de l’appartement de sa mère, une pièce unique au deuxième étage du 65, rue d’Aubagne, ça tombe plutôt bien : l’appartement semblait correct et il fallait faire vite, son nouvel emploi dans un hôtel du Vieux-Port allait bientôt commencer et Julien n’a pas trouvé de plan B. Liliana se souvient qu’il s’était décidé sur photos, sans visite. Les parents avaient payé le premier loyer : 480 euros, charges comprises.

Lorsque Liliana débarque pour la première fois rue d’Aubagne, le 26 octobre 2018, elle bloque sur le hall d’entrée aux odeurs d’excréments, la lumière du couloir qui ne marche pas, le mur «bombé» des boîtes aux lettres. La fête d’anniversaire de Julien a lieu chez une amie, l’appartement de la rue d’Aubagne est trop petit et il en avait «un peu honte», confie sa mère. Des travaux sont menés depuis son aménagement, mais le carreau d’une fenêtre du salon est toujours cassé, Liliana a vu des «étincelles» lorsqu’elle a branché son portable sur une prise, sans parler des fissures sur les murs. Comme au Pérou, où les tremblements de terre ont fragilisé de nombreux lieux. «Je me suis dit : heureusement, il n’y en a pas ici.»

«Il n’y avait pas grand-chose à faire»

Julien a tout de même prévu de déménager le 18 novembre pour une colocation, mais même s’il n’a pas encore signé de bail avec la mère d’Alexis – il lui manque quelques papiers de garantie –, il ne veut pas non plus mettre son ami dans l’embarras financier. Ce 5 novembre 2018, la fenêtre du salon doit être changée. Les ouvriers sont en route quand, à 9h07, l’immeuble s’effondre. Quelques minutes avant, Julien avait téléphoné à son employeur pour dire qu’il était bloqué chez lui : sa porte ne fermait plus, par crainte d’un vol il devait mettre à l’abri les quelques biens qu’il avait, notamment la guitare électrique offerte à son anniversaire. «Il avait le droit de vivre dignement», pose calmement Liliana devant le tribunal, interpellant les prévenus qui prendront la parole la semaine prochaine : «J’espère que tous les acteurs installés derrière moi pourront mettre la main sur leur cœur et se dire : est-ce que j’ai fait tout ce qu’il fallait ?»

Alexis était de la fête des 30 ans de Julien. Il remplace Liliana à la barre, jugé pour «soumission d’une personne vulnérable à des conditions d’hébergement indignes». Tout comme sa mère, qui comparaît également pour «homicide involontaire», le trentenaire a été assigné en citation directe par l’avocate de la famille Lalonde.

Depuis l’installation de Julien à Marseille, les deux jeunes hommes se voyaient régulièrement, raconte Alexis. Lui venait «environ une fois par semaine» rue d’Aubagne, pour la soirée. «Structurellement, je ne me doutais pas d’une telle faiblesse [du bâtiment], sinon je n’aurais jamais fait dormir un ami dans cet immeuble», soutient-il. D’ailleurs, il avait encore passé toute une soirée, le samedi 3 novembre, chez Julien. A son arrivée, plusieurs locataires l’avaient interpellé dans l’escalier pour lui signaler «une aggravation importante» des problèmes. «Mais c’était le week-end, il n’y avait pas grand-chose à faire», plaide le jeune homme penaud.

Il prévoit tout de même d’aller voir le syndic dès le lundi. A 8h30 ce 5 novembre, Julien tente de le joindre, en vain. Alexis le rappelle, mais faute de réponse se rend rue d’Aubagne. Les immeubles viennent de s’effondrer. «J’ai ce sentiment de culpabilité depuis ce jour, assure-t-il. Je me dis que c’est ma faute, c’est en voulant rendre service que tout ça est arrivé…» Car il soutient que Julien était hébergé «à titre gracieux». Ce que conteste Liliana Lalonde : son fils le payait, en liquide.

«Je conteste le terme de locataire, c’était un occupant !» insiste Michèle B., la mère d’Alexis, interrogée à sa suite. Cette prof retraitée s’est défendue, en larmes, d’être «traitée comme une marchande de sommeil» : «Mon appartement n’était pas insalubre, mais en cours de rénovation.» En attestent, selon elle, les factures saisies lors d’une perquisition. «Ce qui s’est passé avec Julien, ça a créé chez moi un traumatisme qui me perturbe au quotidien. J’ai beaucoup d’émotion pour ces familles endeuillées, je m’associe à leur douleur», soutient-elle. Un avocat des parties civiles remarque au passage «beaucoup d’agacement» dans ses réponses au tribunal : «Est-ce que vous estimez ne pas être à votre place ?» «Exactement, renvoie la retraitée. Je suis victime de ce drame et j’en subis le traumatisme.» Jusqu’ici silencieux, le procureur de la République s’en mêle : «Je comprends qu’il est difficile d’être à la barre, mais ayez la dignité de comprendre que d’autres dans la salle vivent une épreuve…»

«Liste de problèmes infinie»

Alexia Abed a préféré témoigner assise à la barre. La jeune femme n’a pas non plus voulu assister à la projection par le tribunal des photos de son appartement du 4e étage. Ce 5 novembre, elle et son compagnon d’alors, Pierre Koch, n’ont pas dormi rue d’Aubagne. Ils avaient quitté son appartement deux jours avant, laissant le chat. Devant le tribunal, elle retrace la «liste de problèmes infinie» survenus depuis son aménagement au 65 rue d’Aubagne, en février 2018. La jeune étudiante en art s’y installe car son amie Xxxx, qui vit au 5e, lui parle de cet appartement vide juste à l’étage en dessous, pour 350 euros, ce qui correspond à sa petite bourse. Les ennuis ne tardent pas, à commencer par les «chutes d’eau» chez sa voisine du dessous, Simona Carpignano, à chaque fois qu’elle prend une douche.

Avec Sophie, elle tente d’alerter leurs propriétaires respectives. Mais, malgré des réparations de fortune, les soucis persistent. Et s’aggravent même après l’évacuation du 18 octobre. Ce jour-là, après avoir attendu toute la journée dans la rue, elle avait fini par rentrer chez elle. «Des personnes qui représentent l’autorité, des pompiers, des policiers, des experts vous disent “vous êtes en sécurité”, vous tiennent la porte et allez-y. Moi j’ai 25 ans, je rentre…» Même si la peur ne la quitte pas les jours suivants. «Le matin, quand on se réveillait, les fissures avaient grossi», raconte-t-elle à la barre d’une voix saccadée, nerveuse. Par peur, mais aussi par lassitude de ne pouvoir se doucher chez eux, le jeune couple accepte la proposition d’une amie en voyage à Paris de leur passer un appartement non loin de là. Le dimanche 4 novembre au soir, l’amie en question rate son train retour. «Si elle n’avait pas loupé son train, on dormait rue d’Aubagne.»