Mohamed Lahouaiej Bouhlel a d’abord foncé à pleine vitesse sur la foule compacte le long de la promenade des Anglais le 14 juillet 2016, avant de faire plusieurs embardées pour heurter le maximum de piétons. Y compris un groupe d’enfants devant un étal de bonbons. Sa froide volonté de commettre un massacre ne fait aucun doute. La préméditation de son acte, faite de minutieux repérages, non plus. Mais ses motivations, elles, restent bien plus floues, alors que le procès de l’attentat s’ouvre ce lundi, six ans après les faits.
Si la tuerie a été revendiquée par l’Etat islamique (EI) le surlendemain, l’enquête n’a démontré aucun lien direct entre le terroriste et l’organisation. Le Tunisien de 31 ans, abattu à bord de son camion le soir du drame, n’avait d’ailleurs pas le profil d’un religieux adepte de la doxa rigoriste, mais plutôt d’un dragueur «maladif», fasciné par l’ultraviolence et dont la santé mentale interroge les enquêteurs. Une personnalité d’autant plus insaisissable que Mohamed Lahouaiej Bouhlel ne peut plus répondre de ses actes.
Impulsivité et violences
D’aussi loin que remontent leurs souvenirs, tous ses proches entendus dans l’enquête décrivent son «agressivité» ou son «attitude solitaire» et «instable». Déjà, lors de son enfance en Tunisie, dans la région de M’saken, le second d’une fratrie de dix posait problème à cause de sa brutalité. Après trois ans d’études supérieures dans son pays natal, Mohamed Lahouaiej Bouhlel avait rejoint fin 2007 son épouse – et cousine germaine –, franco-tunisienne à Nice. Celle-ci décrira aux enquêteurs le calvaire de sa vie maritale, marquée par les violences conjugales quasi quotidiennes, viols, insultes, menaces et humiliations en tout genre. Il urinait ou déféquait dans leur chambre et avait poignardé la peluche d’un de leurs trois enfants. «Il aimait le mal. Il aimait me brûler avec des pailles, il me frappait à coups de pied sur la tête car il voulait voir le sang couler. […] La police n’a jamais voulu m’entendre alors que cela faisait des années que j’étais maltraitée», raconte la jeune femme, qui avait signalé ces abus à plusieurs reprises. Deux procédures pour violences conjugales, ouvertes en 2011 et 2014, ont été classées sans suite à l’époque.
Explications
Son épouse, en instance de divorce au moment de l’attentat, n’est pas la seule à avoir saisi la justice à l’encontre de Mohamed Lahouaiej Bouhlel, alors employé comme chauffeur-livreur. En 2010, un moniteur l’a accusé de menaces de mort après l’avoir exclu d’un centre de loisirs à cause de son attitude déplacée envers les femmes, lui que tous présentent comme un «pervers» et «obsédé sexuel» sans limites. Quatre mois avant la tuerie de Nice, le Tunisien a aussi été condamné à six mois de prison avec sursis pour avoir frappé un automobiliste avec une palette dont ressortaient des clous après une banale altercation sur la chaussée, énième signe de son impulsivité.
Dans ces diverses affaires, aucune expertise psychologique n’a été réalisée, malgré les nombreux doutes sur sa santé mentale de la part de son entourage. A commencer par son père, qui l’avait amené consulter un psychiatre dès ses 16 ans. Le médecin lui avait prescrit un traitement et fixé un autre rendez-vous le mois suivant, auquel le jeune homme ne s’est jamais rendu. Aucun diagnostic précis n’a pu être établi. Reste seulement, en guise d’hypothèse, la liste de médicaments donnés par le psychiatre tunisien, utilisés pour traiter des maladies comme la schizophrénie, les troubles bipolaires ou les épisodes dépressifs. «Des fois il est calme, d’autres fois il est excité, énervé, voire paranoïaque. […] Il tient des discours incohérents», décrira un proche de longue date pendant l’enquête.
Idéologie islamiste radicale
Quelques jours avant l’attentat, le comportement de Mohamed Lahouaiej Bouhlel avait changé. Lui qui n’était ni croyant ni pratiquant, mangeait du porc, buvait de l’alcool, aimait la fête et ne faisait pas le ramadan, s’était récemment mis à écouter des récitations du Coran. Il s’était laissé pousser la barbe et avait tenu des propos favorables à l’EI, selon ses proches. Le trentenaire leur avait aussi montré une vidéo de décapitation d’un otage. Son ordinateur et son portable étaient truffés de propagande jihadiste, au milieu d’innombrables autres images de violence en tout genre – pêle-mêle des bagarres de rue, scènes de tortures, accidents de circulation ou vidéos zoophiles.
L’enquête n’a néanmoins mis au jour aucune allégeance de sa part à l’EI ni aucun contact direct avec des membres de l’organisation jihadiste ou instructions précises. Il semblerait, selon les juges d’instruction, que la revendication de l’EI, assez tardive qui plus est, soit «de pure opportunité». Ce qui n’amoindrit pas, à leurs yeux, la qualification terroriste de l’acte : le mode opératoire du tueur correspond aux préconisations de l’EI et reflète sa «volonté d’inscrire son action dans l’idéologie mortifère» de l’organisation.
Deux ans auparavant, le porte-parole de l’organisation, Abou Mohammed Al-Adnani, exhortait en effet les fidèles à «tuer de n’importe quelle manière les mécréants», au besoin en «les écrasant avec une voiture». La date symbolique et le lieu bondé montrent que le tueur a «résolument cherché à faire le plus grand nombre de victimes» pour «troubler gravement l’ordre public par l’intimidation et la terreur». Etait-il guidé par les préceptes jihadistes ou une folie meurtrière ? «Il est possible de penser que ce fonctionnement psychopathologique préexistant a trouvé dans l’idéologie islamiste radicale le “terreau” nécessaire pour favoriser le passage à l’acte meurtrier», écrivent les juges d’instruction.