La décision du gouvernement de bloquer TikTok en Nouvelle-Calédonie est-elle une «atteinte grave et manifestement illégale» à la liberté d’expression et d’information, comme le soutiennent les associations et les citoyens qui ont attaqué la mesure devant le Conseil d’Etat, ou est-elle à l’inverse, comme l’affirme l’exécutif, «nécessaire», «adaptée» et «proportionnée» ? La plus haute juridiction administrative ne répondra pas à cette question, en tout cas pas aujourd’hui. Ce jeudi 23 mai, elle a rejeté les recours au motif, explique-t-elle dans son communiqué, que les requérants n’ont pas fait la démonstration que «ce blocage a des conséquences immédiates et concrètes sur leur situation et leurs intérêts». Et que dès lors, la «condition d’urgence» qui rendrait indispensable l’intervention du juge n’est pas remplie.
«Les requérants, écrit le juge des référés dans sa décision, se bornent à soutenir que l’atteinte […] aux libertés d’expression, de communication, d’accéder à des services de communication en ligne, de la presse et au pluralisme d’expression des courants de pensées et d’opinions, eu égard à sa gravité, constitue en elle-même une situation d’urgence». Pas suffisant à ses yeux dès lors que «la décision contestée porte sur le blocage d’un seul réseau social», les autres moyens de communication et d’information n’ayant pas été entravés, et que l’exécutif s’est engagé à mettre fin à cette interdiction «dès que les troubles […] cesseront».
«Mesure expérimentale sans précédent»
«On bloque une des sources d’information, de débat et d’expression de la jeunesse calédonienne en pleine crise politique mais le juge n’y voit aucune urgence. Que dire…», déplore Lionel Crusoé, l’un des avocats de la Ligue des droits de l’homme (LDH), contacté par Libération. L’association de défense des droits humains, poursuit-il, va «très vite examiner l’opportunité» d’un recours en annulation, une procédure qui peut prendre plusieurs mois.
Même son de cloche du côté de Vincent Brengarth, avocat de trois Néo-Calédoniens résidant ou présents sur le territoire ultramarin au moment du blocage. Il est «indispensable que la question de fond soit tranchée», souligne-t-il : «L’interdiction de TikTok représente une mesure expérimentale sans précédent», la justice administrative devrait «jouer un rôle de garde-fou face à l’arbitraire de l’Etat». «Le blocage de tout un réseau social sur un territoire constitue une première en France et même, à ma connaissance, en Europe, abonde le conseil de la Quadrature du Net, Alexis Fitzjean Ó Cobhthaigh. Il s’agit d’une mesure particulièrement grave. Cela aurait mérité que l’urgence de la situation soit reconnue.»
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Mercredi 15 mai au soir, alors que la Nouvelle-Calédonie était secouée depuis près de 48 heures par de violentes émeutes, le Premier ministre, Gabriel Attal, avait annoncé entre autres mesures le blocage du réseau social dans l’archipel. Quatre recours en urgence avaient été déposés, des référés-liberté portés respectivement par trois citoyens, par la Quadrature du Net et par la LDH, qui avait saisi à la fois le Conseil d’Etat, avec le soutien du Mouvement des jeunes kanak en France (MJKF), et le tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie.
«Raisons propres au public de la plateforme»
Mardi 21 mai, lors de l’audience devant la plus haute juridiction administrative, la représentante du gouvernement, Aurélie Bretonneau, secrétaire générale adjointe du gouvernement, avait justifié la mesure par «des raisons propres au public de la plateforme et aux caractéristiques techniques de ce réseau social» : TikTok, avait-elle fait valoir, est «massivement employé par les fauteurs de troubles», et son algorithme «facilite la diffusion des vidéos virales», ce qui «rendait très difficile la modération» des contenus.
Elle avait également invoqué, au fondement de la décision, la théorie jurisprudentielle des «circonstances exceptionnelles», qui permet à l’administration de s’affranchir du droit existant dans les périodes de crise – à charge pour le juge administratif de contrôler les mesures prises. L’état d’urgence, en vigueur en Nouvelle-Calédonie depuis le 15 mai, n’autorise en effet la suspension d’un «service de communication au public en ligne» qu’en cas d’apologie d’actes de terrorisme ou de provocation à les commettre, et non pour cause de troubles, même graves, à l’ordre public.
Les avocats des requérants, eux, avaient mis en avant le caractère «disproportionné» d’une telle décision, sans précédent dans un pays européen, et dénoncé la justification par les «circonstances exceptionnelles» d’une mesure «parfaitement illégale dans le cadre de l’état d’urgence». Ils s’étaient également émus que l’exécutif n’ait fourni aucun élément concret attestant du rôle moteur de l’utilisation de TikTok dans les émeutes. L’instruction du dossier avait été prolongée de 24 heures à l’issue de l’audience, le temps pour le gouvernement de fournir des «éléments complémentaires», et pour les requérants d’y répondre.
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Jeudi 22 mai au matin, l’exécutif a donc fait parvenir à la plus haute juridiction administrative un mémoire complémentaire accompagné de captures d’écran : une quinzaine est antérieure au blocage de TikTok et dix autres datent d’après – l’utilisation de réseaux privés virtuels ou VPN, qui permettent de contourner le blocage en se connectant à l’application depuis une adresse IP à l’étranger, a grimpé en flèche dans l’archipel.
Beaucoup de ces captures (rendues publiques sur X par un journaliste de l’Informé) dénoncent la «milice loyaliste» ou la police, certaines montrent des images d’incendies. Dans le mémoire, consulté par Libération, l’exécutif affirme que les captures faites en amont de l’interdiction «témoignent du rôle joué par l’utilisation du réseau social TikTok dans les phénomènes de propagation des troubles insurrectionnels», tandis que celles plus tardives «démontrent [que] la mesure n’a fait que limiter l’usage de TikTok pour ralentir la propagation des contenus viraux sans la rendre impossible».
«Publications purement descriptives»
Des éléments qui n’ont pas convaincu, loin de là, les associations requérantes. «Si ces images révèlent l’existence d’un climat de fortes tensions politiques, […] aucun des éléments produits n’appelle à l’émeute, ni même à la violence ou à des troubles à l’ordre public», écrit dans son mémoire en réplique la Quadrature du Net. Or, une expression même «virulente ou inexacte» ne peut justifier le blocage de tout un réseau social, insiste-t-elle.
Idem dans les observations de la LDH, également consultées par Libération : «Dans leur quasi-intégralité, les publications sont purement descriptives» et «les rares captures qui montrent des violences voire qui, pour certaines, semblent ambivalentes à leur égard, n’indiquent presque jamais leur localisation», fait valoir l’association de défense des droits humains. Qui estime qu’à la lumière des éléments transmis par l’exécutif, les «images plus radicales» sont plus nombreuses depuis la suspension du réseau social.
Un débat de fond que, pour l’heure, le Conseil d’Etat n’a donc pas tranché.
Mise à jour à 20h10 avec des détails sur la décision et les réactions des avocats des requérants.