«Amar est mort.» La vie de Rachid Slimani bascule. Nous sommes le mercredi 30 juin. Il reçoit un coup de fil d’une connaissance lointaine pour lui annoncer le pire. Son petit frère a été tué la veille à Bobigny, en Seine-Saint-Denis. Pourquoi ? Par qui ? Comment ? Il grimpe dans un train à Rouen, où il habite, pour se rendre au commissariat de Bobigny. Une policière lui confirme la nouvelle : Amar Slimani, 32 ans, a été tué par un policier hors service, avec son arme administrative. La mort a eu lieu très tôt le matin, aux alentours de 6 heures. Amar était en train de dormir dans un cabanon qui appartient à une vieille dame. Elle entend du bruit. La grand-mère décroche son téléphone pour joindre son petit-fils, policier.
Il se pointe avec son brassard, une matraque et un pistolet dans les mains alors qu’il n’est pas en service. La suite : six balles ont traversé le corps d’Amar Slimani. Que s’est-il passé entre les deux ? «Légitime défense», comme l’auteur des coups de feu l’affirme, ou «crime raciste gratuit et injustifié», comme le soutient maître Yassine Bouzrou, l’avocat de la famille Slimani. L’agent, âgé de 27 ans, a été mis en examen pour meurtre et placé en détention provisoire. Selon ses déclarations, le fonctionnaire s’était rendu chez sa grand-mère car «depuis plusieurs jours, elle entendait des bruits dans le garage», a rapporté le procureur de la République de Bobigny, Eric Mathais. Il s’est «senti menacé» après que la «victime s’est avancée vers lui avec un outil».
Verbes au passé et au présent
On retrouve Rachid Slimani, plaquiste de 40 ans, épaules carrées et imposante cicatrice sur la joue gauche, deux semaines plus tard, dans un appartement de la capitale. «Comment était Amar ? Si je te montre des photos, tu verras par toi-même.» Il fait défiler des morceaux de vie de son frère sur son smartphone. On y voit un jeune homme qui joue au football, qui peint, qui pose devant la tour Eiffel. Le frangin se rassoit sur le fauteuil. Long silence. Elevés à Béjaïa, dans le nord de l’Algérie, les deux frères ont toujours été proches. Rachid Slimani refait le film. Ses traits du visage sont tirés par la fatigue. Il continue de le décrire en alternant les verbes au passé et au présent. «Amar était un sportif. Il souriait toujours. C’est un optimiste. Il pensait trouver mieux ici qu’en Algérie.» Il a quitté le pays en 2020. Il atterrit à Bobigny, notamment dans le quartier de l’Abreuvoir, où il se fera héberger par différents potes.
Hadid, le neveu de Rachid et Amar est également présent dans le salon. L’homme discret, barbe de trois jours et casquette sur le crâne, attrape une tasse de café. Silencieux durant de longues minutes, il intervient sans prévenir. Sa voix est remplie de larmes. «C’est un meurtre raciste, affirme-t-il. On lui a tiré six balles dans le corps. Dans le thorax, deux dans le dos. Une balle dans la tête. C’est une exécution. Pour neutraliser un individu, on n’a pas besoin de lui mettre six balles.»
«Tout le monde l’appréciait»
La mort a réuni du monde. Athmane Airouche, fondateur du syndicat SUD Education 93, a organisé un rassemblement, le samedi 13 juillet, «en hommage à Amar», et «pour veiller à ce que la justice soit appliquée». Entre leurs mains, une grande banderole blanche avec les mots «Justice pour Amar» écrits en lettres capitales, accompagnés d’une photo. Une petite foule ; environ 200 personnes. Des élus, des proches, des voisins, des amis. «L’individu [le policier] doit être jugé comme un meurtrier», soutient Athmane Airouche. Le maire adjoint de Bobigny, Fouad Ben Ahmed, poursuit : «Les gens sont touchés. Amar est avant tout un homme qui vivait dans un quartier où tout le monde le connaissait, l’appréciait.»
Amar vendait de temps à autre des cigarettes. Il enchaînait aussi les petits boulots dans le bâtiment. Il a peint les murs de Mondher que l’on retrouve devant Les Bernardins, un café de l’Abreuvoir où Amar avait ses habitudes. «Pendant trois mois, il a dormi chez moi. Il y a encore ses affaires, explique Mondher. La semaine avant sa mort, je ne pouvais plus le loger parce que mon fils était rentré. Amar a trouvé cet abri de jardin…» Son frère, Rachid, se souvient de certaines discussions. «Au téléphone, il me disait qu’il terminait des chantiers avant de me rejoindre à Rouen.» Tout est presque irréel. Le corps d’Amar est entre les mains du médecin légiste. Il sera ensuite rapatrié en Algérie. Sur le seuil de la porte, avant de partir, Rachid pense à ceux qui sont de l’autre côté de la Méditerranée : «Notre mère espère toujours que son fils l’appelle. Tant qu’elle ne verra pas le corps d’Amar, elle ne croira pas à sa mort.»