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Interview

Violences sexuelles et conjugales : «Les magistrats du parquet estiment qu’il n’y a pas suffisamment de preuves»

Dans une note publiée ce mercredi 3 avril, Maëlle Stricot, doctorante à l’Ecole d’économie de Paris, met au jour de nouvelles données chiffrées sur les violences sexuelles et conjugales. Le taux de classement sans suite reste très élevé.
Le 25 novembre 2023, à Bordeaux, lors d'une marche contre les violences sexistes et sexuelles. (Stéphane Duprat/Hans Lucas. AFP)
publié le 3 avril 2024 à 17h54

Depuis l’apparition du mouvement #MeToo, en 2017, les affaires de violences conjugales et sexuelles n’ont cessé de gagner en visibilité dans l’espace médiatique. Qu’en est-il dans l’espace juridique ? Dans une note publiée ce mercredi 3 avril, Maëlle Stricot, doctorante à l’Ecole d’économie de Paris et affiliée à l’Institut des politiques publiques, met au jour de nouvelles données chiffrées pour mieux comprendre le traitement judiciaire des violences sexuelles et conjugales. La chercheuse a analysé près d’un million d’affaires – classées sans suite ou poursuivies – ayant occupé les tribunaux français entre 2012 et 2021. Environ un tiers concernait des faits de violences sexuelles (viols, agressions sexuelles, harcèlement sexuel) et deux tiers des violences conjugales. Elle explique à Libération les conclusions de ses travaux.

Pourquoi était-il nécessaire d’étudier le traitement judiciaire des violences sexuelles et conjugales en France ?

Le traitement judiciaire des violences sexuelles et conjugales en France fait l’objet de nombreuses critiques de la part des associations féministes et des victimes elles-mêmes, qui ont l’impression de ne pas être entendues par la justice. On voit souvent des chiffres comme celui des 80 % de plaintes classées sans suite. Il était nécessaire de les remettre à jour avec des données exhaustives, sur la période récente et aussi sur le long terme, voir comment ils ont évolué au cours du temps pour apporter une connaissance scientifique sur le traitement judiciaire des violences faites aux femmes. C’est un sujet dont on sait finalement relativement peu de choses, au-delà des chiffres partagés par le ministère de la Justice. J’ai travaillé à partir des données du logiciel de gestion utilisé par quasiment tous les parquets des tribunaux en France. Ces données administratives anonymisées concernent toutes les étapes de la procédure pénale, à partir du moment où l’affaire arrive devant la justice et jusqu’à celui où elle se termine, parce qu’elle est classée ou parce qu’elle est jugée devant le tribunal correctionnel ou en juridiction pour mineurs.

Quel a été votre principal constat ?

Le taux de classement sans suite de ces affaires est très élevé : entre 2012 et 2021 il concerne 86 % des dossiers de violences sexuelles et 72 % des dossiers de violences conjugales. Mais ces chiffres ne sont pas spécifiques aux violences sexuelles et conjugales. Les poursuites sont rares de manière générale dans la justice. Le taux de classement sans suite pour toutes les autres atteintes à la personne est également très élevé, puisqu’il se monte à 85 % sur la même période. En revanche, les raisons du classement diffèrent. Pour les violences sexuelles et conjugales, le motif «d’infraction insuffisamment caractérisée» domine. Elles sont majoritairement classées sans suite, car les magistrats du parquet estiment qu’il n’y a pas suffisamment de preuves.

Quelles divergences avez-vous mises en lumière entre le traitement judiciaire des violences sexuelles et celui des violences conjugales ?

Le nombre d’affaires a augmenté pour tous les types de violences faites aux femmes. En nombre absolu, c’est surtout les violences conjugales qui sont hyper importantes, elles représentent les deux tiers des affaires de violences faites aux femmes traitées par les parquets. Mais, quand on regarde la réponse pénale, on observe une divergence depuis 2016-2017 avec une baisse notable du classement sans suite des dossiers de violences conjugales. Elle contraste avec la hausse, à peu près au même moment du classement sans suite des affaires de violences sexuelles.

Comment l’expliquer ?

Il y a plusieurs hypothèses. Concernant les violences conjugales, la baisse du taux de classement sans suite coïncide avec le début du mouvement #MeToo, les annonces d’Emmanuel Macron qui a établi que les violences sexistes et sexuelles seraient la grande cause de son quinquennat et qui a axé l’action du gouvernement sur les violences conjugales notamment avec le Grenelle mis en place en septembre 2019. Donc on a eu tout une série de changements de législations, de circulaires, de dépêches envoyées aux magistrats et aux forces de l’ordre, pour améliorer la prise en charge judiciaire de ces contentieux.

Pour les violences sexuelles, les mouvements de libération de la parole ont été accompagnés d’une hausse du signalement de faits plus anciens, donc plus compliqués à prouver. Mécaniquement, comme le nombre d’affaires anciennes a augmenté et qu’elles sont plus difficiles à poursuivre, le taux de classement sans suite augmente. Enfin, l’augmentation du nombre d’affaires de violences faites aux femmes n’a pas été accompagnée d’une augmentation proportionnelle de moyens humains et financiers donnés à la justice. Donc peut-être que pour éviter de noyer les juridictions, les magistrats décident de privilégier les affaires avec des preuves qui permettent d’établir l’infraction. C’est davantage le cas des affaires de violences conjugales que de celles de violences sexuelles en général.

La sévérité de la réponse pénale diffère-t-elle entre les auteurs de violences conjugales et ceux de violences sexuelles ?

La durée des peines d’emprisonnement prononcées à l’encontre des auteurs de violences conjugales [au tribunal correctionnel ou en juridictions pour mineurs, les données étudiées n’intègrent pas les verdicts de cour d’assises, ndlr] a pratiquement doublé sur la période, passant de 5,4 mois en moyenne en 2012 à 8 mois en 2021. Une hausse qui peut s’expliquer par le recours aux procédures «rapides», les comparutions immédiates, qui permettent aux prévenus d’être jugés directement à la sortie de leur garde à vue. En revanche, toujours entre 2012 et 2021, la durée moyenne de la peine d’emprisonnement prononcée pour les auteurs de violences sexuelles est restée stable (19,6 mois).

Quand les auteurs de violences sexuelles ou conjugales sont poursuivis, sont-ils fréquemment condamnés ?

Quand les auteurs sont poursuivis devant le tribunal correctionnel ou en juridiction pour mineurs, ils sont très largement condamnés. Ainsi, parmi les 14 % d’affaires de violences sexuelles ou conjugales qui sont effectivement poursuivies, entre 90 % et 95 % de leurs auteurs sont reconnus coupables à l’issue du procès. La proportion de condamnation reste quasi identique pour les autres infractions d’atteintes à la personne. Mais les peines prononcées sont en revanche plus lourdes pour les violences sexuelles. Cela démontre à nouveau le poids des procureurs dans la chaîne judiciaire puisqu’ils décident de la qualification des faits et de l’éventualité des poursuites. Quand les auteurs sont poursuivis, ils sont presque toujours condamnés.