Menu
Libération
Interview

L’abbé Pierre accusé d’agressions sexuelles : «Vous imaginez le courage qu’il a fallu aux victimes pour oser dénoncer cette figure ?»

Affaire Abbé Pierredossier
Dossiers liés
La théologienne Véronique Margron, qui lutte contre les violences sexuelles au sein de l’Eglise catholique française, revient pour «Libération» sur les révélations à l’encontre de l’abbé Pierre.
L'abbé Pierre en septembre 2004. (Jean-Christophe Verhaegen/AFP)
publié le 17 juillet 2024 à 19h31

Sept femmes, toutes victimes du même homme. Un rapport publié ce mercredi 17 juillet par Emmaüs et la Fondation Abbé-Pierre, révèle les agissements de cette célèbre figure française, connue pour son action auprès des vulnérables et du mal-logement. Dix-sept ans après sa mort, sept femmes ont enfin osé dénoncer le comportement de l’abbé Pierre. La théologienne Véronique Margron, présidente de la Corref (Conférence des religieux et religieuses en France), lutte contre les violences sexuelles dans l’Eglise catholique française. Auprès de Libération, elle ne s’étonne pas de ces révélations, et dénonce le manque de vigilance face à de telles figures tutélaires.

Sept femmes témoignent d’agressions ou d’allusions sexuelles de la part de l’abbé Pierre. Est-ce un choc pour vous ?

Comment vous dire… [elle souffle]. La parution de ce rapport n’a pas été un choc pour moi, pour la simple et bonne raison que j’ai reçu, en personne, une des victimes, il y a maintenant plus d’un an. J’attendais donc ce rapport avec impatience. Avec écœurement mais également avec soulagement. Pour que la vérité se fasse, que les victimes n’aient enfin plus peur. Qu’elles sachent qu’elles sont crues. Mais c’est à la fois un drame et un désastre. Parfois, on ne sait plus trouver les bons mots.

Pourquoi a-t-elle osé se confier à vous ?

Si je me souviens bien, elle m’avait lu ou entendu à la suite de la publication du rapport de la Ciase que j’avais commandité [en octobre 2021, la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise a estimé à 216 000 le nombre de mineurs victimes de violences sexuelles par des prêtres et religieux, ndlr]. J’étais quelqu’un qui allait enfin l’écouter et la croire, pour de vrai, sans rien minimiser. Cela peut bien être l’abbé Pierre, ou qui vous voulez d’autre, je l’ai immédiatement cru. Les récits portés avec autant de pudeur, d’émotion, de gravité et de peur, je pense qu’ils sont incontestables.

D’après les témoignages de ces sept victimes, les faits se seraient déroulés durant plusieurs décennies. Personne ne l’aurait donc jamais vu agir ?

Comme dans beaucoup d’autres affaires, ce qui est très impressionnant, c’est l’impunité dont il a pu jouir, et ce jusqu’à sa mort ! Cet homme a agressé des femmes - un prêtre par-dessus le marché - pendant plus de 30 ans, et il ne se passe rien. C’est difficile de croire que les compagnons de route de l’abbé Pierre n’aient rien vu. Je ne peux pas le croire. D’autant plus qu’il n’avait pas vraiment l’air de se cacher. Une victime, c’est déjà une tragédie. Plusieurs victimes, c’est une double tragédie, parce qu’elles n’auraient pas été victimes de ses agissements si quelqu’un avait dit quelque chose.

Une des victimes a comparé l’abbé Pierre à «Dieu». Difficile, en l’état, de dénoncer ses méfaits, non ?

En effet. Vous imaginez le courage qu’il a fallu aux victimes pour oser dénoncer cette figure ? C’est presque comme toucher au sacré. Il était considéré comme tel par tant de personnes dans la société. Nous avons un vrai problème avec les personnalités charismatiques. Soit parce qu’elles emportent les foules, soit parce que, comme l’abbé Pierre, elles ont réalisé des actions très importantes. D’un seul coup, face à ces hommes, il n’y a plus aucun esprit critique. Ce que cela dit de l’Eglise catholique, c’est que, décidément, nous manquons de la vigilance la plus élémentaire sur les comportements des hommes, d’autant plus lorsqu’ils sont célèbres. Et je pense que ça, c’est extrêmement grave et c’est une tragédie. On dirait que l’Histoire ne nous apprend rien.

L’abbé Pierre est mort en 2007. Comment explique-t-on cette prise de parole soudaine ?

Beaucoup de victimes parlent très longtemps après les faits, y compris après la mort de leur agresseur. Et cela vaut aussi pour les cas de figure où l’agresseur n’est pas une figure tutélaire comme l’était l’abbé Pierre. Dissociation traumatique, culpabilité, honte… C’est un mélange de tout ça. Mais la figure de l’abbé Pierre en a rajouté une couche, c’est sûr. Je me rappelle cette femme venue me parler, qui me disait : «Je ne veux pas faire de mal au mouvement Emmaüs.» Je lui ai répondu : «Mais même si ça lui faisait du mal, c’est votre vie avant tout, c’est ça qui compte.» Elle avait vraiment peur que sa parole entache le mouvement.

Les organisations auraient pu dissimuler toutes ces informations, mais elles ne l’ont pas fait.

Pour moi, ils ont eu le courage de le faire car ils ont vraiment cru ces personnes, qui ont réclamé une enquête indépendante. Ils ont fait cela en toute conscience de la nécessité pour les victimes, et pour eux-mêmes, de faire la lumière autant que possible sur les agissements de l’abbé Pierre. Et ce, peu importe les conséquences que cela aura sur le mouvement, par exemple en termes de donateur.

Peut-on s’attendre à une nouvelle libération de la parole de femmes victimes de violences sexuelles dans l’Eglise ?

Je suis partagée. D’un côté, j’ai envie de vous dire : j’espère ! A partir du moment où des victimes sont identifiées, on peut craindre que beaucoup d’autres ne le soient pas. Alors si cela peut permettre à ces personnes d’être crues, reconnues, et un tout petit peu réparées, je le souhaite. Que ce soit les potentielles autres victimes de l’abbé Pierre, ou tout autre membre de l’Eglise. Si ce rapport peut aider les victimes à parler, ce sera toujours ça pour ce que j’appelle «une vie restaurée». Après la diffusion du rapport de la Ciase, en 2021, la commission a reçu des centaines et des centaines de témoignages dans la semaine. Et je crois que ce nombre de 200 000 victimes est en deçà de ce qu’il en est réellement.