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Violences sexuelles

Abbé Pierre : comment le silence a-t-il tenu aussi longtemps autour du fondateur d’Emmaüs ?

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Alors que le pape révèle que le Vatican avait connaissance des accusations de viols et d’agressions sexuelles contre le prêtre français, les observateurs tentent d’expliquer le silence et l’immobilisme qui ont entouré les faits gravissimes attribués à l’icône religieuse.
L’abbé Pierre est depuis juillet visé par des accusations de violences sexuelles commises entre les années 50 et 2000. (Gerard Cercles/AFP)
publié le 14 septembre 2024 à 9h40

Décédé en 2007, l’abbé Pierre est depuis juillet visé par des accusations de violences sexuelles commises entre les années 50 et 2000, avec début septembre une nouvelle salve de témoignages sur des faits gravissimes pouvant pour certains s’apparenter à des viols ou concernant des mineures. Vendredi soir, le pape François a fait savoir que le Vatican avait été informé, a minima après la mort de l’abbé Pierre, des accusations visant le prêtre français qu’il a qualifié «de terrible pécheur».

Pour la présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France (Corref), Véronique Margron, «on ne peut sérieusement imaginer une seconde que cela s’est fait à l’insu de tout le monde. Sur une figure aussi connue, aussi publique, aussi repérée, c’est impossible». Mais il fallait sans doute «protéger la naissance de ce qui allait s’appeler Emmaüs», considère auprès de l’AFP la religieuse, selon qui «la figure de l’abbé Pierre était trop forte et le mouvement trop important pour aller au-delà de décisions de conscience personnelle».

Le délégué général d’Emmaüs International, Adrien Chaboche, estimait le 9 septembre sur RTL que «forcément il y a des gens qui ont su ce qui se passait, dans l’Eglise», «le mouvement Emmaüs». Mais quoi exactement, «ça, je ne le sais pas». Emmaüs a depuis ces révélations lancé une commission d’enquête et l’Eglise ouvert ses archives.

«Une machine à cash»

L’ancienne présidente du Secours catholique Véronique Fayet rappelle que l’abbé Pierre rendait bien service à l’institution. «C’était la machine à cash, pour dire les choses crûment» et «sans l’abbé Pierre, les collectes auraient été un peu plus compliquées», ajoute-t-elle. Car le prêtre est au fil du temps devenu une icône de la lutte contre la pauvreté, identifiable immédiatement avec sa cape et son béret. Député dans les années 50, pendant seize ans personnalité préférée des Français, il a même été en 1989 au cœur du film à succès Hiver 54, l’abbé Pierre.

Véronique Fayet, qui fut elle-même «chiffonnière d’Emmaüs» dans les années 70, se souvient : «On avait 18-20 ans, et c’est vrai qu’il nous fascinait, il avait une parole forte, qui nous faisait rêver d’une société juste, fraternelle, généreuse.» Elle n’a pas personnellement souvenir de scènes exaltées à son passage, telles que décrites dans certains ouvrages dès les années 60. Mais elle dépeint un personnage devenu peu à peu «intouchable», voire «quasi-saint de son vivant». «Pour une victime, porter plainte contre un saint, c’est impossible. Elle est quasiment sûre que ça va se retourner contre elle, parce qu’elle dit du mal d’une personne qui est quasiment béatifiée», explique-t-elle.

«Un sentiment de toute-puissance»

Le premier rapport du cabinet spécialisé Egae, en juillet, expose un tel témoignage : «J’ai l’habitude de me défendre. Mais là, c’était Dieu. Comment vous faites quand c’est Dieu qui vous fait ça ?» Dans son essai «Emmaüs et l’abbé Pierre» (2009), l’historienne au CNRS Axelle Brodiez-Dolino explique que le prêtre était «perçu à l’extérieur comme un leader charismatique» et «sans conteste en interne une icône et une figure tutélaire».

L’abbé avait lui-même évoqué en 2005 des expériences sexuelles dans son livre Mon Dieu… pourquoi ?. «Consacrer sa vie à Dieu n’enlève rien à la force du désir, et il m’est arrivé d’y céder de manière passagère», y écrivait-il. Un aveu au goût amer, rétrospectivement : ce qui passait alors pour une allusion au vœu de chasteté évoque immanquablement aujourd’hui des abus plus graves.

Mais le silence a prévalu. Ainsi «vous renforcez le sentiment de toute-puissance, puisque malgré des actes au minimum répréhensibles, pour prendre un euphémisme, il ne se passe absolument rien», souligne Véronique Margron. Exemple de cette «toute-puissance» : des courriers révélés par la cellule investigation de Radio France montrent un abbé Pierre menaçant dans des lettres ceux qui l’accusaient d’agressions sexuelles. Personne n’a alors parlé, «par peur du scandale», disait Axelle Brodiez-Dolino dans le Monde du 1er août. Elle résume ainsi le problème : «L’icône rendait davantage service sur son piédestal.»