Avant la mise au jour des actes de violences sexuelles à répétition commis par l’abbé Pierre, il y a eu des films. D’Hiver 54 (1989) avec Lambert Wilson à l’abbé Pierre, une vie de combats (2023) de Frédéric Tellier, le dernier biopic en date, ces œuvres avaient en commun le souhait de faire le récit du «vrai» abbé Pierre. Des intentions qui volent en éclat après les révélations entamées en juillet par le rapport d’enquête Egaé dans lequel des dizaines de femmes racontent les agressions sexuelles de l’abbé Pierre.
Frédéric Tellier, le réalisateur du dernier biopic, avec l’acteur Benjamin Lavernhe dans le rôle-titre, aurait-il pu être mis au courant des comportements de l’abbé avant que son film ne soit projeté ? Selon une enquête publiée par Radio France ce vendredi 27 septembre, au moment de la sortie en salles en novembre 2023, les dirigeants de la Fondation Abbé-Pierre et d’Emmaüs avaient reçu depuis plusieurs mois le témoignage d’une femme victime des agissements de l’homme d’église. Pourtant, alors que les dirigeants de la Fondation Abbé-Pierre et d’Emmaüs sont impliqués à des degrés divers dans la préparation du film, à aucun moment ils ne décident d’alerter l’équipe.
«Le point de départ de quelque chose»
C’est au mois de mai 2023 qu’Emmaüs France reçoit ce témoignage. La victime fait état des «contacts sur sa poitrine, lorsqu’elle était mineure, dans la maison familiale» avec l’abbé Pierre. Une fois majeure, elle est victime d’un baiser forcé – «il a introduit sa langue dans ma bouche d’une façon brutale et totalement inattendue», dit-elle – et continuera de subir des années des avances lourdes et insistantes. Dans la foulée, Emmaüs International et la Fondation Abbé-Pierre sont mis au courant au mois de juin.
Archivage
«J’ai rencontré cette femme en septembre 2023, avec d’autres responsables», se rappelle l’ancien président d’Emmaüs France, Antoine Sueur auprès de Radio France. «Pour moi, l’idée, c’était de l’écouter positivement, de ne pas être dans la suspicion. Et ça a été comme un coup de poing. Elle était très marquée par ce qui lui était arrivé. Je sentais que ça allait être le point de départ de quelque chose. Elle disait : je suis sûre que je ne suis pas seule, je vous demande de faire un travail d’enquête, de recherches, de vérifications. Et c’est ce que nous avons lancé.» C’est après cette entrevue que les enquêtes vont être poussées et que naîtra le rapport du groupe Egaé.
«Moi, je ne connaissais pas la part d’ombre de l’abbé Pierre», précise Antoine Sueur à Radio France. Sous le choc au moment du témoignage, mais pas suffisamment pour prévenir l’équipe du film de Frédéric Tellier, qui prépare sa promotion. «Il faut comprendre qu’à ce moment-là, on n’était pas encore dans l’affaire et les révélations. On ne savait pas où on allait. Est-ce qu’on fait toujours les bons choix ? J’ai fait au mieux, j’assume notre part d’erreur et de responsabilité.»
«Ce qui est évident, c’est qu’on n’aurait pas fait la même promotion»
Laurent Desmard, dernier secrétaire particulier de l’abbé et président d’honneur de la Fondation est quant à lui lié à la préparation du biopic. Il y a joué un rôle de consultant, travaillant aux côtés du réalisateur et des acteurs. Il serait au fait plus largement du comportement de l’abbé Pierre. Une précédente enquête de Radio France publiée le 14 septembre relatait le témoignage d’un ancien responsable d’Emmaüs mettant en cause Laurent Desmard. Dès les années 2010, le secrétaire particulier lui aurait «dit qu’il fallait surveiller l’abbé Pierre quand il était avec des femmes. Il craignait qu’il leur mette subitement les mains sur les seins». Un témoignage démenti «fermement» par Desmard.
Critique
La promotion du film Une vie de combats se déroule donc sans anicroche. Et dans le secret. «Stopper la promotion du film, cela signifiait rendre public le seul témoignage dont nous avions connaissance à l’époque», justifient aujourd’hui auprès de Radio France les mouvements Emmaüs. Avant d’ajouter : «Nous pensions, et continuons à penser, que communiquer avant d’avoir fait un travail d’enquête et rassemblé plusieurs témoignages aurait été dangereux. Cela aurait fait porter à une seule victime le poids de la révélation et aurait sans doute déclenché des résistances immenses dans la société à reconnaître la réalité des faits.»
Ce n’est donc que la veille de la publication de l’enquête du groupe Egaé que l’équipe du film est enfin mise au courant. «Je n’ai pas de comptes à régler mais je pense que si nous avions été au courant, ça aurait pu arrêter la sortie du film», réagit le réalisateur Frédéric Tellier auprès de Radio France. «Ce qui est évident, c’est qu’on n’aurait pas fait la même promotion.» Avant d’ajouter : «J’ai fait un film en pensant que le sujet était là… et il n’est pas là. L’abbé Pierre a changé le monde de la misère. Est-ce que toute cette saloperie annule ses combats ? Ça les entache en tous les cas.»
Selon une information du Parisien du 24 septembre, les chaînes de télé pourraient ne jamais diffuser le film de Frédéric Tellier. Le biopic a déjà été supprimé de sa plateforme par Canal +.