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Islamisme

Affaire Iquioussen : «Des secteurs de l’Etat essaient d’imposer un contrat spécifique aux musulmans»

Spécialiste de l’islamisme, le politiste Haoues Seniguer note que la mise en quarantaine de figures clivantes a engendré une désillusion parmi les franges les plus loyalistes dans les milieux musulmans.
A Paris, le 3 septembre. (Martin Noda/Hans Lucas/AFP)
publié le 11 octobre 2022 à 6h50

Politiste, maître de conférences à Sciences-Po Lyon et spécialiste de l’islamisme, Haoues Seniguer explique que le ministère de l’Intérieur ne traque plus seulement ceux qui vont commettre ou ont commis des actes terroristes mais aussi ce que l’on considère comme leur source idéologique.

Diriez-vous qu’Hassan Iquioussen est un islamiste ?

Iquioussen s’inscrit incontestablement dans le sillon de l’héritage de Hassan al-Banna [le fondateur en Egypte à la fin des années 20 des Frères musulmans, ndlr] et de Youssef al-Qaradawi [l’un des théologiens les plus connus de la confrérie qui vient de mourir au Qatar, ndlr]. C’est rare d’ailleurs de voir un frère musulman assumer autant l’héritage d’Al-Banna. Mais je préfère, pour ma part, parler de néo-frère, de néo-islamiste en ce qui concerne Iquioussen. Car il ne reprend pas à son compte toute l’idéologie originaire des Frères musulmans qui comporte des aspects violents. Hassan al-Banna, par exemple, était très hostile au principe laïc auquel Iquioussen peut se référer. Chez lui, il y a une adaptabilité des références fréristes au contexte et au moment dans lequel il se trouve.

L’affaire Iquioussen est-elle un exemple de la gestion autoritariste de l’islam en France, telle que vous l’analysez dans votre livre la République autoritaire, islam de France et illusions républicaines (2015-2022) ?

Dans tous les cas, c’est une façon brutale de traiter la question de l’islam. Le prisme sécuritaire prédomine, ces dernières années, dans les politiques publiques à l’égard de la religion musulmane. La mise en spectacle, telle qu’on la voit dans l’affaire Iquioussen, illustre de façon paroxystique cette forme de gestion autoritaire. L’action du ministère de l’Intérieur est très paradoxale. Les propos d’Iquioussen étaient connus depuis longtemps. Avec des variations d’ailleurs. A certains moments, il a plaidé pour une intégration des musulmans en Europe. A d’autres, il a tenu des propos discriminatoires qui peuvent s’appliquer également aux chiites. Le fait que la sanction arrive seulement maintenant contribue à faire d’Iquioussen un martyr pour certains milieux musulmans, pas forcément des plus activistes.

Qu’est-ce qui, selon vous, serait autoritaire ?

Des secteurs de l’Etat – je préfère cette formule car l’Etat n’est pas un acteur unifié – sont passés de la sanction des comportements extérieurs, tels que le non-respect de la laïcité dans certains espaces, à la sanction des discours et des représentations du monde, à une forme de mise au pas de la pensée. Le conservatisme peut être critiqué d’un point de vue culturel, philosophique ou théologique. Mais, a priori, l’Etat n’a pas à entrer dans ces considérations. Ces secteurs de l’Etat essaient d’imposer un contrat spécifique aux musulmans. Nous ne sommes évidemment pas en dictature ! Il ne s’agit pas de dire que la République française est autoritaire. Mais le référentiel républicain tel qu’il est mobilisé donne à penser que nous avons affaire à des secteurs de l’Etat qui font preuve d’autoritarisme et d’une célérité particulière à l’égard de catégories de musulmans, sur des critères flous.

Les attentats terroristes expliquent-ils ce tournant ?

Le terrorisme me paraît plutôt un adjuvant. La gestion centralisatrice de l’islam, en France, était à l’œuvre depuis de nombreuses années. Mais il y a eu clairement un effet d’accélération avec les attentats de 2015. La volonté de l’Etat de réguler le religieux s’est alors exprimée de manière plus forte, en particulier à l’égard de l’islam. Après l’assassinat de Samuel Paty, le 16 octobre 2020, un autre palier a été franchi. Depuis, on ne traque plus seulement ceux qui vont commettre ou ont commis des actes terroristes. On essaie de traquer ce que l’on considère comme la source. Le logiciel du ministère de l’Intérieur a été nourri par l’idée qu’il y aurait un continuum entre une vision clivante de la société au nom de la religion et le passage à l’acte violent. Ce qui est sanctionné, ce n’est pas seulement les actes violents, mais ce qui constituerait un terreau favorable. Le changement majeur se situe là : la mise en quarantaine de figures susceptibles d’avoir une vision clivante fondée sur une certaine compréhension de la religion musulmane.

Sentez-vous une inquiétude dans les milieux musulmans ?

A partir de 2015, beaucoup d’acteurs musulmans qui pouvaient jusque-là sous-estimer le poids du terrorisme ont décidé de lutter sans merci contre celui-ci. Face à l’attitude des pouvoirs publics, ils estiment aujourd’hui que leurs efforts ne sont pas récompensés. La désillusion vient des franges les plus loyalistes dans les milieux musulmans. Dans l’affaire Iquioussen, le fait que le recteur de la grande mosquée de Lyon [dans un communiqué qui mettait en cause les motivations de l’arrête d’expulsion, ndlr] monte lui-même au créneau est un symptôme de ce sentiment d’inquiétude, de déréliction, qui gagne des individus et des organisations qui ne sont pas connus pour être les plus contestataires des politiques publiques.