La question de l’antisémitisme est, à Libération, l’une de celles qui ont nourri les plus vifs débats et les plus viles suspicions. A intervalles réguliers, le soupçon a pesé sur la rédaction. Injustement au regard de la ligne éditoriale que le quotidien a maintenue pendant ces cinquante ans. «Dans les milieux juifs, j’ai toujours défendu, parfois très difficilement, le journal contre cette accusation», constate Annette Lévy-Willard qui fut l’un des piliers de Libération.
La une des 4 et 5 octobre 1980 est emblématique de cet engagement contre l’antisémitisme. «Nous sommes tous des juifs français», titre Libé au lendemain de l’attentat de la rue Copernic, à Paris. L’explosion d’une bombe devant une synagogue a fait quatre morts et une quarantaine de blessés. Raymond Barre, Premier ministre, dérape. Il condamne l’attentat en estimant qu’il «voulait frapper des israélites qui se rendaient à la synagogue et qu’[il] a frappé des Français innocents qui traversaient la rue». Une phrase qui fait bondir Serge July : «On aurait pu penser que la profession de Raymond Barre l’aurait incliné à plus d’autocensure. Non, l’exclusion spontanée a débordé de ses lèvres comme chez n’importe quel salaud de raciste et d’antisémite dans un bar.» La génération qui a fondé Libération s’est construite politiquement alors que l’Europe prenait peu à peu conscience de la réalité de la Shoah : à ses yeux, l’antisémitisme est inacceptable.
Quelques semaines plus tôt, Serge July avait demandé à Annette Lévy-Willard un reportage sur un groupuscule fondé au milieu des années 60 par des dissidents d’Occident, la Fane (Fédération d’action nationale européenne). «Je me retrouve au milieu de fous furieux qui commencent à s’énerver contre les juifs, raconte la journaliste. Je mourais de peur. Mais il ne fallait surtout pas que je le montre.» L’article paraît le 8 septembre. Annette Lévy-Willard raconte ses deux heures et demie de cauchemar, un festival d’horreurs : «Les Juifs sont contre la France, c’est bien connu», «les femmes juives ont des auréoles brunes autour des seins»… «C’était un choc, explique la journaliste. Nous découvrions qu’il y avait encore des antisémites.»
Sur ce sujet, la mobilisation de la direction et de la rédaction ne va pas faiblir. «Globalement, Libération n’a pas à rougir de son traitement de l’antisémitisme pendant ces cinquante ans», appuie l’historien Marc Knobel. Pourtant, les polémiques ne manquent pas. En 1982, l’offensive de l’armée israélienne au Liban contre les Palestiniens change la donne. Israël est désormais un pays agresseur et les débats s’enveniment. Aux yeux de la gauche, les milieux juifs français sont de plus en plus contraints de se démarquer de la politique israélienne. Des débats animent et divisent parfois la rédaction.
Au début des années 80, Serge July est contraint de faire amende honorable au sujet de la une particulièrement malheureuse du 17 juin 1982 («Au Liban, on enterre les cadavres au bulldozer»), une information fausse. Mais le pire arrive le 31 juillet. Dans le courrier des lecteurs est publiée une lettre au contenu clairement antisémite : «Tant qu’il restera un seul Palestinien, aucun juif ne sera en sécurité en ce monde. […] Il n’y aura pas de quartier. A nous Belleville et le Sentier. […] Du sang jusqu’à plus soif.» La Licra porte plainte contre Libération, «le pire procès» contre le journal, selon les mots de son avocat, Henri Leclerc. July reconnaît la faute concernant la publication mais écrit : «être accusé d’être antisémite» est une «souillure que je n’accepterai jamais». Le journal est condamné. Non pas pour antisémitisme mais pour incitation à la haine raciale. Dans ses colonnes, Luc Rosenzweig, prend la défense du directeur : «S’il faut condamner Serge July, c’est pour son incroyable philosémitisme qui n’a pas peu contribué à faire de Libération un journal pétri d’esprit juif.»
Mais les années 2000 et 2010 seront celles du soupçon. Pourtant, Libération est toujours présent lors des violentes poussées d’antisémitisme, de l’affaire Ilan Halimi, en 2006, au massacre de l’école juive Ozar Hatorah à Toulouse, en 2012. Quand les actes antisémites flambent au début des années 2000, Libération, contrairement à ce dont on l’accuse parfois, n’évacue pas le problème. Florence Aubenas enquête dans les banlieues sur les nouvelles formes d’antisémitisme, issues des milieux musulmans : le 2 avril 2002, Libération titre à la une «Plongée dans la banlieue “antifeuj”». Dans son reportage, Aubenas raconte la ghettoïsation galopante et les dépits d’une jeunesse en malaise.
Au journal, les générations ont passé, les nouvelles sont désormais soupçonnées d’être «islamogauchistes» et moins sensibles à la question de l’antisémitisme. Celui-ci n’est plus seulement l’apanage de l’extrême droite et complexifie l’approche. Une extrême droite dont certaines mouvances, celle d’Alain Soral par exemple, suspectent, elles, Libération d’être à la botte des milieux juifs à cause de ses deux anciens propriétaires, Edouard de Rothschild et Patrick Drahi. Sans doute est-on toujours l’ennemi de quelqu’un…