Menu
Libération
Info Libé

Cannabis médical : l’expérimentation prolongée in extremis pour six mois, mais menacée à terme

Après une ultime réunion ce jeudi 19 décembre, le ministère de la Santé va autoriser l’Agence nationale du médicament à délivrer jusqu’à juillet des médicaments à base de cannabis, a appris «Libération», mais seulement dans «une perspective de sevrage ou de recherche d’alternative» pour les 1 800 patients atteints de pathologies graves et encore sous traitement.
Des travailleurs dans une unité de production de cannabis médical, au Portugal, le 13 septembre 2024. (Patricia de Melo Moreira/AFP)
publié le 19 décembre 2024 à 11h21

La décision est aussi inattendue que bienvenue, mais ne constitue qu’un sursis pour les plus de 1 800 patients intégrés dans l’expérimentation française du cannabis à usage thérapeutique. L’ultime réunion entre scientifiques et autorités sanitaires, ce jeudi 19 décembre au matin, s’est conclue par une prolongation de six mois du protocole lancé il y a plus de trois ans, affirment des sources à Libération. Une lettre à venir du ministère de la Santé doit autoriser l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) à continuer les prescriptions de médicaments à base de cannabinoïdes, «dans une perspective de sevrage ou de recherche d’alternative». Cet arbitrage de l’avenue de Ségur intervient à quelques jours de la date butoir : sans cette consigne des autorités sanitaires, se soigner grâce à ces molécules serait devenu illégal à partir du 1er janvier.

La raison affichée est pour permettre «en douceur» le sevrage des personnes utilisant les médicaments. Selon toute vraisemblance, l’expérimentation devrait donc s’achever le 1er juillet 2025, bien que ces six mois laissent aussi une porte entrouverte pour un éventuel revirement du gouvernement. Contactés par Libé, ni le ministère de la Santé, ni la DGS, ni l’ANSM n’ont pour l’heure répondu à nos questions.

Rien ne laisse toutefois présager une légalisation du cannabis médical. Le budget de la Sécurité sociale 2024 adopté il y a un an comportait une disposition permettant à l’Agence nationale de sécurité du médicament de continuer à autoriser la vente en France de médicaments à base de cannabis. Mais depuis, les discussions étaient au point mort, sans explication des autorités concernées. La dissolution de l’Assemblée nationale début juin, puis la motion de censure de décembre contre le gouvernement Barnier n’ont rien arrangé. Les propositions d’amendements en faveur de l’expérimentation ont toutes été rejetées et pas un mot sur le cannabis médical ne figure dans le projet de loi de financement de la Sécu pour l’année prochaine, gelé avec la chute de l’éphémère Premier ministre.

«Rationnement» et «suicide assisté»

Après cette simple prolongation de six mois, Nicolas Authier, médecin psychiatre et président du comité d’experts mandaté par l’Agence du médicament pour cette phase de test, déplore la simple «autorisation à sevrer les patients», alors que «l’efficacité de ces médicaments n’est plus à démontrer». «On parle de personnes qui ont des souffrances chroniques sévères, atteintes de sclérose en plaques, d’autres qui font des épilepsies quotidiennes ou encore de malades en soins palliatifs souffrant de cancer», rappelle le médecin.

Amélie, 29 ans, se soigne avec de l’huile de cannabis depuis décembre 2021. Cette habitante de Tarbes (Hautes-Pyrénées) souffre depuis deux décennies d’une syringomyélie, une affection de la moelle épinière provoquant des crises de douleurs intenses. «Des coups de jus, des coups de couteau, des fourmillements… Une souffrance invivable», décrit la jeune femme, sur qui les traitements existants ne fonctionnent pas. Grâce au cannabis, qui lui a permis de se sevrer du Tramadol, un opioïde antidouleur très addictif, cette ancienne ambulancière «vit à nouveau» et a pu reprendre le travail à mi-temps. «Si je n’ai plus de traitement, ça va être horrible», s’inquiète Amélie. Elle reconnaît avoir demandé à sa pharmacienne de lui mettre de côté des doses supplémentaires. «Il me reste quelques centilitres d’huile, je vais commencer à rationner pour que mon sevrage ne soit pas trop brutal et essayer de limiter la casse», espérait-elle, avant la décision de ce jeudi matin.

Souffrante pour sa part d’une névralgie, une maladie qui entraîne des douleurs chroniques aux nerfs et aux muscles, Sandra, 53 ans, ne peut imaginer l’arrêt de son traitement. Dans le protocole depuis trente-trois mois, cette professeure en collège non loin de Nîmes est «désespérée». Depuis dix-sept ans, Sandra souffre et est «usée». Par la fatigue, et la colère devant «cette absence totale d’information». «On veut m’enlever du jour au lendemain ce qui me permet d’obtenir un peu de répit et de trouver le sommeil», regrette la quinquagénaire, qui a été prévenue début décembre par son médecin d’une possible fin de l’autorisation du cannabis médical. En échec thérapeutique, elle ne peut pas concevoir un retour aux morphiniques, qui ne la soulageaient pas autant que l’huile de THC. Face au risque de se retrouver un jour démunie, Sandra refuse toutefois de se fournir sur le marché noir. «Je ne peux pas participer à ça quand je vois les effets gravissimes du narcotrafic. Mais qu’est-ce qu’on me laisse comme solution ?» De dépit, elle disait envisager de se rendre en Belgique pour «organiser son suicide assisté». Rien ne dit que la prolongation de quelques mois change la donne.

Le cannabis médical déjà légal dans 22 pays de l’UE

En mars 2021, après deux ans de travaux, Olivier Véran, alors ministre de la Santé, s’était félicité du lancement de l’expérimentation. Les premiers médicaments à base de cette plante étaient alors distribués en France. Mais depuis, l’engouement s’est étiolé et les ministres qui se sont succédé ont montré moins d’intérêt pour ces nouveaux médicaments. Au fil des mois, la généralisation du cannabis à usage thérapeutique s’est progressivement éloignée. L’arrêt de la distribution des médicaments sous forme de fleurs à inhaler, décidé brutalement en février, a confirmé le manque de soutien gouvernemental.

Si un rapport de la Direction générale de la santé publié en novembre 2023 a bien statué que l’expérimentation a montré «une amélioration statistiquement significative et durable de la douleur grâce au cannabis médical», rien n’a suivi. Les textes et décrets d’application censés passer en Conseil d'Etat avant d’être validés par l’Union Européenne en vue d’une entrée dans le droit commun de cette nouvelle gamme de médicament sont toujours bloqués dans les tiroirs du ministère. Dans l’Union européenne, 22 pays ont légalisé l’usage médical du cannabis.

Pour Nicolas Authier, qui dénonce la «paresse intellectuelle» et le «dogmatisme» de l’exécutif macroniste, cet immobilisme politique montre bien que les dirigeants politiques «n’ont toujours pas compris le sujet du cannabis médical». Le spécialiste pointe notamment la présence à la table des discussions du ministère de l’Intérieur - dirigé par le très droitier Bruno Retailleau, après le pas beaucoup moins droitier Gérald Darmanin - et de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (MILDECA), qui ont pris «davantage de place» que le ministère de la Santé.

Ce jeudi, auprès des autorités sanitaires, le médecin a dénoncé «l’inhumanité de la MILDECA, la branche armée bien qu’incompétente du ministère de l’Intérieur, qui s’oppose, sans compétence ni légitimité, à l’accès à ces médicaments». Lui dénonce le «fantasme» consistant à faire du cannabis médical un «cheval de Troie» qui pourrait inonder le marché de la consommation récréative en France, celui-ci étant déjà «saturé» par les filières illégales.