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Libération
Santé en péril

«C’est un crève-cœur» : mal traités, les médecins étrangers poussés à quitter la France

Usés par la précarité administrative et financière en France, des praticiens à diplôme hors Union européenne décident de partir en Allemagne ou en Suisse. La survie de nombreux services hospitaliers dépend pourtant de leur travail.
Lors d'une manifestation contre la précarité et pour la régularisation des praticiens à diplôme hors Union européenne (Padhue), devant le ministère de la Santé à Paris le 18 janvier 2024. (Laurent Hazgui/Divergence)
par Manuel Magrez
publié le 30 janvier 2025 à 16h23

Après des mois d’hésitation, c’est décidé, Salia (1) va partir. «J’ai l’impression d’être une sous-médecin, de mendier pour travailler», déplore la gynécologue, victime du traitement réservé aux praticiens à diplôme hors Union européenne (Padhue) dans les hôpitaux français, où ils sont pourtant indispensables. La médecin algérienne, qui officie depuis neuf ans dans un hôpital d’un désert médical des Hauts-de-France, et qui a obtenu la nationalité française en 2019, va faire ses bagages pour l’Allemagne.

Pourtant, la généraliste de formation, qui a suivi un cursus en France pour devenir gynécologue, a tout fait dans les règles. En 2022, elle réussit les épreuves de vérification des connaissances (EVC), seul moyen de reconnaissance de plein exercice du diplôme obtenu hors de l’UE. En 2023, 2 700 postes étaient ouverts, convoités par 20 000 candidats. Après les EVC, les lauréats doivent réaliser un «parcours de consolidation des connaissances», deux années de mise à l’épreuve en poste. A son issue, un jury décide de faire du Padhue un médecin de plein exercice, ou non.

Mais il y a deux mois, Salia apprend que le poste qui lui a été confié n’est pas «validant». Conséquence : «Je vais devoir faire une année de plus sous ce statut précaire de praticien associé», enrage la soignante. De telles histoires, Kahina Hireche Ziani en retrouve par dizaines dans sa boîte mail. «Des professionnels, habitués à gérer la pression, m’appellent en pleurs, à bout. La détresse est totale», confirme la porte-parole de l’association SOS Padhue et psychiatre en poste à Caen, qui voit de plus en plus de confrères quitter l’hôpital public, sans pouvoir estimer leur nombre.

«Ces départs font tache d’huile»

Même si la France continue d’attirer, les représentants des Padhue sont unanimes : le phénomène se répand. Même son de cloche du côté des syndicats de praticiens à diplôme français. «Ce n’est pas un exode, mais ces départs font tache d’huile», s’inquiète Jean-François Cibien, président de l’intersyndicale Action praticien hospitalier.

Contrairement à Salia, tous les ans, des milliers de Padhue sont recalés des EVC. Certains ayant pourtant obtenu des notes honorables sont recalés faute de place. Ce numerus clausus, fixé par un jury de médecins français, est considéré comme insuffisant par nombre d’organisations syndicales. Les déboutés des EVC ne peuvent continuer d’exercer en France que sous statut de stagiaire, avec un salaire d’interne. «On est déjà diplômés en médecine, souvent avec de l’expérience au pays. On forme les internes, avec le même salaire…» s’émeut Hind, médecin urgentiste marocaine en Ile-de-France, qui envisage de partir en Suisse.

En Allemagne et en Suisse, justement, la sélection se fait par un test de maîtrise de la langue, une évaluation par un jury médical et une période de probation. Le contrat signé avec un hôpital donne même droit à un titre de séjour de deux ans, puis permanent. Un dispositif bien plus avantageux que la toute nouvelle autorisation d’exercice provisoire de treize mois – renouvelable une fois – mis en place début 2025. «Dans le même temps, des médecins en poste dans les hôpitaux français font l’objet d’OQTF [obligations de quitter le territoire français]», compare Kahina Hireche Ziani, de SOS Padhue. Pour ces raisons, les Padhue s’étaient massivement mobilisés début 2024, dénonçant leurs conditions précaires, au point qu’Emmanuel Macron s’en émeuve, disant souhaiter «régulariser nombre de médecins étrangers».

«On en arrive à un point où de nombreux médecins étrangers francophones ne considèrent même plus l’option française.»

—  Rafik Bedoui, membre de l'intercollectif Padhue

«Si l’hôpital français ne s’est pas effondré, c’est qu’à chaque période de crise, une vague de médecins étrangers est arrivée», analyse Louis-Vladimir Vandermeerschen, délégué national du Syndicat des manageurs publics de la santé. Denis Sablot, chef du service neurologie de l’hôpital de Perpignan (Pyrénées-Orientales) le vit au quotidien : «On a dix praticiens, et près de la moitié sont des Padhue», compte le chef de service, qui tente d’en recruter d’autres pour pallier les postes vacants, «puisque les médecins formés en France préfèrent aller dans les CHU que dans les centres hospitaliers périphériques». Sans Padhue, son service risquerait de fermer.

Eric-Alban Giroux, directeur de l’hôpital du Haut-Anjou, à Château-Gontier-sur-Mayenne (Mayenne), confirme : «Dans les centres hospitaliers de villes moyennes, les Padhue permettent tout simplement de ne pas fermer les services». Selon lui, le départ de ces médecins vers l’Allemagne ou la Suisse «n’est pas un phénomène marginal». Dans les couloirs de son établissement, nombre des blouses blanches ont été formées hors de l’UE. Alors quand la précarité des contrats et les obstacles administratifs les découragent, c’est un peu la catastrophe. Une radiologue n’a plus été autorisée à travailler depuis le début d’année, faute d’avoir réussi les EVC. «C’est un crève-cœur. Personne dans le service n’imaginait s’en passer», regrette le directeur.

Dans les groupes Facebook de médecins étrangers, les demandes d’informations de praticiens d’Algérie, de Tunisie et du Maroc lorgnant l’Allemagne et la Suisse se multiplient. «On en arrive à un point où de nombreux médecins étrangers francophones ne considèrent même plus l’option française», s’alarme Rafik Bedoui, médecin en soins palliatifs et membre de l’Intercollectif Padhue. Selon le ministère de la Santé allemand contacté par Libération, le nombre de demandes annuelles de médecins de pays d’Afrique francophone est passé «de moins de 80 avant 2023 à plus de 470 par an». Une concurrence qui a certainement poussé Emmanuel Macron à appeler de ses vœux, en 2024, à la création d’«émissaires» à l’étranger, chargés de recruter pour les hôpitaux français.

«Certaines solutions sont pourtant sous nos yeux»

«C’est devenu une bataille entre pays européens, explique Eric-Alban Giroux, le directeur d’hôpital mayennais. Mais la France l’a perdue.» Pour l’ancien ministre de la Santé François Braun, «il y a toujours eu une grosse concurrence entre pays européens au sujet des Padhue», qui ne font pas l’objet d’un recensement centralisé. «On est pourtant capables de connaître leur nombre… C’est peut-être qu’on ne veut pas le savoir ?» fait-il mine de s’interroger.

Les acteurs de terrain déplorent cette forme de «déni». «Certaines solutions sont pourtant sous nos yeux», pointe Rafik Bedoui, formé en Algérie et installé en Guadeloupe depuis 2022. Dans le département antillais, les contraintes sont allégées depuis 2005, comme en Guyane, à Mayotte et en Martinique. Les candidats sont sélectionnés sur dossier par un jury, qui offre un statut de plein exercice, au moins jusqu’en 2030, date de la fin du dispositif dérogatoire, déjà reconduit à plusieurs reprises. «Et ce n’est pas une médecine au rabais !» argue le médecin.

Le dispositif est si convaincant qu’il a été étendu aux centres de santé de ville, aux services de protection maternelle et infantile ainsi qu’à ceux de prévention et de santé au travail. Pourtant, aucune extension à la France métropolitaine n’est envisagée par le ministère de la Santé. Ce dernier se félicite en revanche auprès de Libération de la «forte augmentation du nombre de postes ouverts pour les EVC (4 000 en 2024)». Un chiffre toujours loin d’être suffisant pour les Padhue.

(1) Le prénom a été modifié.