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Libération
Action de groupe

Dépakine : Sanofi jugé responsable d’un manque de vigilance et d’information

Le tribunal judiciaire de Paris a estimé mercredi que le groupe pharmaceutique avait fauté par manque de vigilance et d’information concernant les risques de son antiépileptique pour le fœtus en cas de prise pendant la grossesse. La molécule a provoqué des malformations et des troubles neurodéveloppementaux chez des milliers d’enfants.
Boite et flacon de Dépakine du laboratoire Sanofi, jugé responsable de manque de vigilance et d'information par le tribunal judiciaire de Paris, le 5 janvier 2022. (Delpey/ANDBZ/ABACA)
publié le 5 janvier 2022 à 12h03
(mis à jour le 5 janvier 2022 à 18h18)

La bataille judiciaire contre Sanofi aura finalement porté ses fruits. Près de quatre ans après les débuts de l’enquête, l’action de groupe engagée au civil par les victimes a obtenu gain de cause auprès du tribunal judiciaire de Paris. Les juges ont estimé mercredi que le laboratoire avait «commis une faute en manquant à son obligation de vigilance et à son obligation d’information» concernant les risques de son médicament Dépakine pour le fœtus en cas de prise pendant la grossesse. Il a par ailleurs estimé «recevable» l’action de groupe présentée par l’association de victimes de la Dépakine contre le laboratoire, ouvrant la voie à une première judiciaire dans le domaine de la santé.

Sanofi a annoncé son intention de faire appel. Dans son jugement, le tribunal fixe entre 1984 et 2006 la période de temps durant laquelle le risque de malformations congénitales n’a pas suffisamment été pris en compte. Pour les troubles neurodéveloppementaux, qui ont mis plus de temps à être reconnus, il réduit cette période à 2001-2006. Compte tenu des informations scientifiques disponibles à l’époque, le tribunal estime que Sanofi «a produit et commercialisé un produit défectueux entre le 22 mai 1998 et janvier 2006 pour les malformations congénitales et entre 2001 et janvier 2006 pour les troubles neurodéveloppementaux». Il ordonne aussi qu’une large publicité soit faite à la possibilité ouverte aux patientes et à leurs enfants de participer à cette action de groupe. Les femmes concernées et leurs enfants nés entre 1984 et janvier 2006 pour les malformations congénitales et entre 2001 et janvier 2006 pour les troubles développementaux et cognitifs, disposent de cinq ans pour le faire.

Le magistrat chargé de l’instruction pénale sur la commercialisation de la Dépakine, dans laquelle le laboratoire Sanofi et l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) sont mis en examen, devra quant à lui faire réaliser une deuxième expertise. Selon une source judiciaire, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris a infirmé le 15 décembre la décision qu’avait rendue le magistrat instructeur refusant de diligenter une nouvelle expertise, réclamée par le laboratoire. Le juge doit désormais fixer le nombre d’experts qui réaliseront un nouveau rapport.

Cette «contre-expertise» va «dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice» et va pouvoir «garantir le respect du droit à un procès équitable et celui des droits de la défense», a réagi Sanofi. Elle «permettra à de nouveaux experts judiciaires de répondre aux questions essentielles de santé publique posées dans le cadre de la procédure pénale».

Des malformations chez 2 150 à 4 100 enfants

Cette action de groupe, la première dans le secteur de la santé, avait été lancée en mai 2017 à l’initiative de l’Association d’aide aux parents d’enfants souffrant du syndrome de l’anticonvulsivant (Apesac), fondée par Marine Martin, qui estime que Sanofi a trop tardé à informer les patientes des risques à prendre ce médicament pendant la grossesse. Avec des conséquences terribles : malformations majeures (colonne vertébrale, cœur, membres…) ainsi que des troubles neurodéveloppementaux allant jusqu’à l’autisme sévère. Un comprimé «miracle» qui a vite tourné au désastre, provoquant de graves malformations, parfois mortelles, chez les enfants de patientes.

La procédure, menée en parallèle d’une enquête pénale, est illustrée par quatorze cas de mères ayant reçu le médicament entre 1977 et 2015, lors de leur grossesse. En cause, le principe actif de la Dépakine : le valproate de sodium, commercialisé depuis 1967 sous les marques Dépakine (pour les patients épileptiques), Dépakote et Dépamide (pour les patients bipolaires), ainsi que sous des marques génériques. Cette molécule serait responsable de malformations chez 2 150 à 4 100 enfants et de troubles neurodéveloppementaux chez 16 600 à 30 400 enfants, selon des estimations de l’Assurance maladie et de l’Agence du médicament (ANSM).

«Les signaux s’accumulaient»

Lors de l’audience du 22 septembre 2021, Sanofi avait plaidé l’irrecevabilité de l’action de groupe, estimant que les situations des demandeurs étaient trop différentes. Le laboratoire s’était défendu de tout manquement, faisant valoir que «Sanofi a rempli son rôle […] concernant l’actualisation des documents d’information du valproate de sodium pour les professionnels de santé et les patients», plaidant au contraire la «transparence», renvoyant ainsi la balle aux autorités sanitaires, seules à même de valider les modifications dans les notices destinées aux patients et aux médecins. A l’inverse, l’avocat de l’Apesac Charles Joseph-Oudin avait dénoncé un manquement de la part de Sanofi à «son obligation de vigilance», ajoutant que «le laboratoire n’a pas cherché à savoir, alors que des signaux s’accumulaient».

Et le pire, c’est que le laboratoire a joué les prolongations. Dans son rapport sur la Dépakine en 2015, l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) s’était montrée sévère, – et pas seulement vis-à-vis de l’industriel, Sanofi. Elle a ainsi mis en cause la gestion des autorités sanitaires, observant des retards en série. «Dans les années 2000, en France, la doctrine implicite en matière d’information est de ne pas alarmer les patientes par un message pouvant les conduire à arrêter leur traitement.» Plus loin : «Quand on compare avec les autres pays européens, la France n’est pas au nombre des pays les plus réactifs.» Enfin, l’Igas le notait clairement : «Un rôle trop important est laissé aux firmes, à Sanofi en l’occurrence, qui considère encore en mars 2014 qu’aucune mesure de minimisation du risque n’est nécessaire, y compris en matière d’information.»

Pour le laboratoire, fleuron hexagonal de la recherche, ce camouflet judiciaire est sévère car cette décision défavorable crée un précédent qui va nécessairement nourrir les dizaines d’actions civiles déjà enclenchées, et convaincre d’autres victimes. Sanofi a parallèlement été mis en examen en 2020 pour «homicides involontaires» dans l’enquête pénale sur cette affaire.

Mise à jour : à 18 heures 15, une nouvelle expertise diligentée