Ces regards d’inconnus la scrutant de «haut en bas», Vera ne les a pas oubliés. En haut, il y avait la cigarette dans sa bouche. En bas, son ventre s’arrondissant de jour en jour. «C’était très pesant, d’autant que je culpabilisais déjà de fumer encore une à deux clopes par jour», dit l’éducatrice de 30 ans. Vera fait partie d’un groupe un peu tabou : celui des femmes qui, à rebours des recommandations médicales, ont consommé du tabac pendant leur grossesse. Malgré les risques associés – fausse couche, accouchement prématuré, hypotrophie du fœtus… –, 13 % des femmes enceintes fument quotidiennement, selon une étude de Santé publique France parue en septembre. Dans le détail, 45 % des fumeuses affirment avoir arrêté à l’annonce de leur grossesse ou pendant celle-ci, 51 % avoir réduit leur consommation et 4 % avoir fumé comme d’habitude. Des chiffres susceptibles d’être sous-estimés selon le rapport, qui met en avant la probabilité d’une «forte sous déclaration» : dans notre monde patriarcal où, comme l’écrit la philosophe Camille Froidevaux-Metterie dans Un si gros ventre (Stock, 2023), «les femmes sont assignées à leurs fonctions sexuelle et maternelle», le fait de fumer enceinte expose en effet au stigmate de la «mère indigne». Et ce, même si le tabac relève d’un problème plus large de santé publique, particulièrement prégnant au sein des classes populaires, et d’une addiction difficile à combattre.
«Mes cinq cigarettes par jour, c’était un peu ma bouée de sauvetage»
«Dans la rue, on me lançait : “Madame, faut arrêter !” Mon entourage me disait aussi que je n’étais pas sérieuse. Du coup, tu culpabilises encore plus», raconte Anissa, 33 ans, qui travaille à Arles (Bouches-du-Rhône). La jeune femme, qui fumait entre cinq et neuf cigarettes par jour avant d’être enceinte, «voulait à tout prix se sevrer, consciente des risques pour [son] bébé». En vain. «Je n’y arrivais pas. J’ai donc gardé trois clopes : le matin, le midi et le soir.» Le discours est similaire chez Anne-Laure, 31 ans et huit cigarettes quotidiennes avant sa grossesse : «Je m’étais toujours dit qu’enceinte, j’arrêterais de fumer. J’ai essayé durant quelques jours, mais j’étais très stressée : la grossesse est un bouleversement énorme. Or, on fume quand on stresse donc c’est très dur de se priver de ça. D’autant qu’on doit déjà renoncer à plein de choses : l’alcool, certains aliments… Mes cinq cigarettes par jour, c’était un peu ma bouée de sauvetage.»
Solène Clavier, sage-femme tabacologue au CHU de Saint-Etienne, estime ainsi que la grossesse n’est pas forcément le meilleur moment, sur un plan psychologique, pour arrêter de fumer : «Etre enceinte, c’est déjà émotionnellement très difficile. Si cela est possible, c’est mieux de le faire avant.» Et de pointer une forme de «méconnaissance» de la société autour du phénomène de l’addiction : «On leur dit que ce n’est qu’une question de volonté, mais c’est faux. Stopper le tabac du jour au lendemain, c’est comme cesser d’un coup de manger ou de boire ! Il ne faut pas culpabiliser ces femmes, mais les écouter et les aider.» Selon la soignante, reprenant les recommandations des organismes de santé publique, il est essentiel de leur proposer des substituts nicotiniques – oraux ou sous forme de patch – et un accompagnement avec un tabacologue. La majorité des femmes que nous avons interrogées n’ont pas bénéficié de telles recommandations lors de leurs consultations médicales. La plupart, à l’image d’Anissa, ont plutôt été enjointes de ne pas arrêter «brutalement», de façon à «ne pas causer du stress qui serait néfaste pour le fœtus», et de se limiter à cinq cigarettes par jour.
«Il faut que les professionnels de santé soient mieux formés à ce sujet : a contrario de l’alcool, les risques liés au tabac pendant la grossesse sont encore sous-estimés aujourd’hui, signale Solène Clavier. Bien sûr, c’est mieux de fumer cinq cigarettes plutôt que vingt, mais dans ce cas-là, pour avoir leur dose habituelle de nicotine, les femmes ont tendance à plus tirer sur le filtre et à inhaler plus de fumée, ce qui revient parfois à en fumer vingt ! Si on n’arrive pas à arrêter totalement, mieux vaut mettre en parallèle des patchs, qui sont inoffensifs pour la santé.» La médecin note par ailleurs l’absence de sages-femmes tabacologues ou de tabacologues dans certains territoires, ce qui complique l’accès aux soins.
«Tu te dis que si ton enfant a un problème, ce sera de ta faute»
Juliette (1), par peur du jugement, n’a rien dit à ses médecins. «A aucun moment je me suis sentie légitime de dire que je fumais de temps en temps. J’ai donc raconté que j’avais arrêté.» Pendant sa grossesse à Paris en 2023, la journaliste âgée de 32 ans s’est autorisée, et non sans culpabilité – «Tu te dis que si ton enfant a un problème, ce sera de ta faute» –, à fumer ponctuellement une cigarette chez elle. Parfois, en terrasse, elle prenait aussi discrètement quelques taffes sur celle d’un ami : «Le regard des autres, c’est très difficile à gérer. Quand tu es enceinte, on considère que tu t’effaces derrière ton ventre, que tu n’as plus le droit d’avoir de besoin égoïste, et que tu dois tout faire en fonction de ce qui est en toi. Le fait de n’être plus perçue que par ce prisme-là est très pesant.»
Chloé, qui a elle-même utilisé diverses techniques pour s’éviter de potentielles remarques – cacher son ventre avec son sac quand elle fumait dans la rue, minimiser sa consommation d’un paquet par jour auprès de sa gynéco –, ne dit pas le contraire. «Un futur enfant, on en fait un bien de la collectivité et la mère est vue comme un moyen d’arriver à ça, pas une fin en soi», développe celle qui, enceinte alors qu’elle était étudiante à Paris, a eu le sentiment de «voir son monde rétrécir». «Tu ressens plein de frustrations d’un coup, tout en recevant des injonctions parfois contradictoires : plus que la clope, les médecins ne cessaient de m’emmerder avec mon poids, en disant que j’avais trop grossi, et je savais que si j’arrêtais de fumer ça allait être pire. J’ai essayé de réduire ma consommation, mais j’étais très anxieuse. Je n’ai pas réussi», ajoute la presque trentenaire. En d’autres termes, et comme le dit Léa (1), Girondine de 33 ans qui a alterné entre arrêt et reprise du tabac pendant ses deux grossesses : «C’est important qu’il y ait de la prévention. Mais les femmes enceintes ne sont pas des êtres parfaits : elles font ce qu’elles peuvent.»
(1) Le prénom a été modifié