Daniel Defert n’a pas eu la moindre réponse. Quand il a adressé une lettre à quelques dizaines de ses proches pour évoquer avec eux la possibilité de s’organiser et de faire quelque chose contre le sida qui arrivait – lettre datée du 25 septembre 1984 à 13h15, il y aura donc, demain mercredi, quarante ans jour pour jour –, aucun n’a répondu. Et la plupart, d’ailleurs, ne se souviennent pas l’avoir reçue…
Mais répondre à quoi, et comment ? Que dire, comment imaginer la suite ? Daniel Defert, sociologue, venait de perdre trois mois plus tôt son compagnon de trente ans, le philosophe Michel Foucault. Mort du sida le 25 juin 1984 dans des conditions opaques, comme Daniel Defert nous l’avait raconté. «A l’époque, je savais bien que cette maladie existait… A l’hôpital de la Pitié, j’avais interrogé le médecin qui suivait Foucault pour savoir si c’était le sida. “Si c’était cela, je vous aurais interrogé”, a été sa réponse, qui perturba profondément Foucault. Ensuite [le jour de son décès, ndlr], lorsque j’ai découvert le diagnostic au bureau de l’état civil, ce même médecin m’a dit : “N’ayez aucune crainte, on va effacer ce diagnostic.”»
«Une partie de la solution»
Le double mensonge médical. Cacher ? Mais taire quoi ? L’épidémie débutait tout juste en Europe. Daniel Defert a eu cette belle formule : «J’ai voulu transformer mon deuil en combat.» Avec Foucault, ils avaient en effet milité pour de nombreuses causes, en particulier en créant le Gip (Groupe information prison), où il s’agissait de faire émerger la parole des prisonniers vivant alors dans des conditions de détention terribles. Mais là, que faire ? Après la mort de son compagnon, Daniel quitte la France, passe quelques jours à l’île d’Elbe avec, entre autres, Hervé Guibert, qui se montre un rien méfiant sur les velléités de Daniel de faire quelque chose autour «du droit des malades à la vérité». Puis Daniel se rend à Londres, où il va fréquenter les premières initiatives d’accompagnement des malades du sida.
De retour à Paris, il écrit. Une lettre dense, complexe, mais prémonitoire. Daniel Defert a été et reste un militant, engagé tout le temps de sa vie. Il écrit, dit-il, une sorte de «première mouture de projet d’association». Des constats forts : «Nous avons à affronter et institutionnaliser notre rapport à la maladie, à la mort. La communauté sera alors bientôt la population la plus informée, la plus alertée sur la sémiologie du sida, et les médecins confinent encore leurs scrupules déontologiques à taire ou non la chose au malade. C’est dépassé, les gays n’ont pas pris la mesure des conséquences morales, sociales et légales pour eux. La libération des pratiques sexuelles n’est pas l’alpha et l’omega de notre identité.» Puis : «Nous risquons de nous laisser voler une part essentielle de nos engagements affectifs. Défamilialisons notre mort comme notre sexualité.» Pour conclure : «Face à une urgence médicale certaine et une crise morale qui est une crise d’identité, je propose un lieu de réflexion, de solidarité et de transformation, voulons nous le créer ?» (1)
Quarante plus tard, Aides est la plus importante association sur le sida en Europe, contribuant comme aucune autre à un bouleversement dans le monde de la santé, avec cette formule que prononçait souvent Daniel Defert : «Le malade n’est pas le problème, mais une partie de la solution.» Avec, par exemple, dans les premières années, la mise en place d’un dispositif inouï de «volontaires» qui allaient accompagner le malade dans ses démarches et ses soins, des volontaires qui bien souvent allaient avoir besoin, eux aussi, de volontaires. Et, dès le départ, il y a eu cette volonté de ne pas faire d’Aides une association de gays, mais un lieu s’adressant à toutes et tous, porteurs de valeurs universelles, de droits, de combats, de soutien, avec un souci de travailler avec les médecins et les chercheurs. A la différence d’Act Up, qui allait se créer quelques années plus tard dans un affrontement direct avec les autorités, Aides s’est voulue pragmatique, efficace.
L’urgence a changé de forme
Daniel Defert a jeté ainsi les bases de cette structure unique, puis en 1989 il a passé le relais au flamboyant Arnaud Marty-Lavauzelle, qui allait devoir porter l’association dans ces années de plomb où l’on allait mourir par milliers du sida en France. La suite ? On la connaît, avec en 1996 l’arrivée des trithérapies qui allaient peu à peu transformer le sida en maladie chronique. Et quarante ans plus tard, si l’urgence a changé de forme, des problèmes demeurent, ne serait-ce que les quelque 5 000 contaminations qui ont lieu encore chaque année en France. Pour autant, au niveau planétaire, comme vient de le redire le Fonds mondial (créé sous l’impulsion entre autres d’Aides et d’Arnaud Marty-Lavauzelle) dans son rapport la semaine dernière, les résultats sont là, impressionnants. «Le Fonds a permis de réduire de 61 % le taux de mortalité combiné du sida, de la tuberculose et du paludisme. Fin 2023, le partenariat du Fonds mondial a sauvé 65 millions de vies.»
L’histoire se poursuit donc. Dans deux mois, le 30 novembre, veille de la journée mondiale contre le sida, en collaboration avec Libération, une journée de débats et d’expos aura lieu à la Maison des métallos à Paris. Ce 25 septembre, un sondage commandé par Aides redira les risques de la banalisation, de l’oubli et de l’indifférence devant une épidémie qui se poursuit à bas bruit. «Vieillir, ça peut faire peur. Pourtant, on ne peut rien vous souhaiter de plus beau», reste néanmoins le slogan judicieux de la prochaine campagne d’affichage de l’association.
(1) Réédition du livre document Aides, solidaires, d’Emmanuel Hirsch, avec une préface de Françoise Barré-Sinoussi, aux éditions du Cerf.