Tout se passe comme l’avait prédit Jean-François Delfraissy. Au début de l’année, quand le monde découvrait les variants du Covid-19, le président du Conseil scientifique pariait que la France se retrouverait, «à la mi-mars, dans une situation sanitaire avec des conséquences importantes pour les entrées en réanimation». Nous y sommes. Notamment en Ile-de-France, où tous les voyants sont au cramoisi. «On a d’ores et déjà dépassé le pic de la deuxième vague», s’alarme le chef du service des maladies infectieuses à l’hôpital Tenon, Gilles Pialoux. Vendredi, 1 100 personnes occupaient les salles de réanimation franciliennes. La situation est particulièrement alarmante en Seine-Saint-Denis et dans le Val-de-Marne, où l’épidémie s’emballe, avec des taux d’incidence respectifs de 444 et 412 cas pour 100 000 habitants. Pour tenter de faire face, «des dizaines voire des centaines de patients franciliens» pourraient être transférés vers d’autres régions, selon le ministre de la Santé, Olivier Véran. Samedi, trois ou quatre malades partiront en hélicoptère vers la région Centre-Val-de-Loire. Délicates sur le plan technique, sanitaire et humain, des évacuations par train sont également en cours de préparation, comme au printemps 2020, dans l’espoir de soulager les hôpitaux franciliens.
Quelle est la situation dans les services de réanimation d’Ile-de-France ?
Elle est mauvaise. Confrontés à la «hausse des entrées en réanimation, de l’ordre de +3% par jour cette semaine, et de +1% par jour pour les hospitalisations», ainsi que l’évalue Gilles Pialoux, les soignants interrogés par Libération s’inquiètent d’une «dynamique constante» d’augmentation. «Au cœur du réacteur», le réanimateur de l’hôpital Avicenne de Bobigny (Seine-Saint-Denis) Stéphane Gaudry témoigne d’une situation qui s’est aggravée «depuis dix jours» : «On est très très juste pour accueillir correctement les malades.» Son service a «poussé les murs», passant de 16 lits de réanimation en période classique à 24, plus 6 autres pour les cas moins graves : «22 sur 30 sont dédiés au Covid.» A Bichat, le constat est similaire : 16 places sur 16 sont occupées par des patients Covid. «La semaine dernière, on a ouvert quatre lits de soins intensifs, ils ont été pris en quelques heures», rembobine le réanimateur Romain Sonneville.
Les transferts entre hôpitaux franciliens et les reports des opérations chirurgicales les moins urgentes ne suffisent plus. D’autant, comme le rappelle Stéphane Gaudry, que la déprogrammation de 40% de l’activité hospitalière hors-Covid, exigée en début de semaine par l’agence régionale de santé (ARS), «dégrade la qualité des soins apportés» à une population déjà fragile et précaire, notamment en Seine-Saint-Denis. A l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), «on a récupéré un petit peu de marge de manœuvre car l’ARS a mis la pression sur le privé pour qu’il accueille davantage de patients Covid, juge Antoine Vieillard-Baron, réanimateur dans l’hôpital parisien Ambroise-Paré, sans toutefois se faire trop d’illusions. Avec le rythme actuel des entrées en réa, ça va repartir dans l’autre sens…» Certes, lors du pic de la première vague, les capacités de réanimation franciliennes avaient atteint 2 700 lits, mais, rappelle Romain Sonneville, «on ne faisait que du Covid et nous avions du renfort de partout en France. Là, on a notre staff standard, dans un état d’épuisement psychologique».
Comment organiser ces transferts ?
Face aux chiffres qui s’affolent, le gouvernement mise sur le triptyque suivant : plus grande coopération entre public et privé, déprogrammations d’opérations non urgentes et évacuations sanitaires. Lors de la première vague, 265 patients franciliens avaient été transférés vers des «régions de soutien» en trois semaines, au moment du pic de l’épidémie, fin mars 2020. Notamment vers la Bretagne, qui se prépare de nouveau à accueillir des évacués. Les volumes envisagés cette année sont à peu près les mêmes : 300 personnes au total, au fil du mois de mars et à mesure que les opérations parviennent à se monter entre les autorités sanitaires, la SNCF et les hôpitaux d’accueil. «On en est vraiment au début des travaux, confirme une source sanitaire francilienne. D’un point de vue logistique, c’est énorme. Et, même si on arrive à évacuer 70 patients par semaine, on a toujours un solde net de 35 entrants en réa chaque jour…» Tout le monde croise cependant les doigts : contrairement au printemps 2020, ces «évasan» (pour évacuations sanitaires) surviennent plus tôt dans la gestion de l’épidémie, avant l’embolie du système hospitalier. A l’époque, «elles avaient été faites en toute dernière limite. Là, c’est l’un des outils pour éviter le reconfinement et faire baisser la pression sur l’hôpital», explique un haut responsable. Sans être une panacée, ces transferts seraient davantage un moyen de montrer la solidarité sanitaire nationale. De «tenir ensemble», comme dit le gouvernement.
Ce coup de pouce sera-t-il suffisant ?
«Ça va permettre de prendre de l’air», reconnaît Stéphane Gaudry. «Tout dépend du volume d’évacuations sanitaires qui sera réalisé, tempère Antoine Vieillard-Baron. Mais si c’est conséquent et tenu dans la durée, l’impact peut être majeur.» Romain Sonneville, le réanimateur de Bichat, est moins optimiste : «La courbe des admissions est verticale depuis le 1er mars. On est loin d’avoir atteint un plateau, on est même sur une ascension exponentielle.» Un constat auquel Stéphane Gaudry doit aussi se ranger. «On fait du “damage control” mais on ne règle pas le problème originel, la courbe des contaminations qu’il faudrait casser.»
Au-delà du dilemme «Reconfinera, reconfinera pas ?», les implications logistiques et humaines des évacuations sanitaires sont lourdes. «Seule une faible proportion de personnes en réanimation est éligible, car les autres sont dans un état trop grave, rappelle Romain Sonneville. On hésite même parfois à les déplacer pour un simple scanner au sein de l’hôpital. On pèse toujours le pour et le contre quand on transfère des patients en insuffisance respiratoire.» Outre les moyens matériels et humains (TGV médicalisés, avec de très nombreux soignants à bord), émerge aussi une question éthique : «Mettez-vous à la place d’une famille à qui on annonce le transfert d’un proche dans un état grave à 600 kilomètres de chez lui, interpelle Stéphane Gaudry. La maire de Paris jugeait “inhumain” le confinement des Parisiens le week-end. Ce qui est inhumain, c’est ce transfert. Et qui va l’annoncer aux familles ? Ni Mme Hidalgo, ni Emmanuel Macron, ni le ministre de la Santé. Mais nous, les médecins.»
L’hypothèse du reconfinement est dans les esprits de tous les soignants. Stéphane Gaudry : «Le politique a pris la décision de tirer sur la corde encore une fois. Mais je veux encore imaginer que si on confine très fort, on aura un effet rapide et efficace. On peut toujours passer d’une situation grave à une situation pire que grave.» A l’échelon politique, tout a changé en une semaine. «Si on continue deux ou trois jours comme ça, il faudra freiner les contaminations par un moyen ou un autre», dit-on à l’ARS. Pousser à fond les services de réanimation pour éviter à tout prix le confinement, reconnaît-on, «ça peut se défendre politiquement si on sait quand doit survenir le pic. Mais, là, on ne le sait pas».