Quand un membre du gouvernement est interrogé sur les difficultés d’accès aux soins d’un nombre grandissant de Français, il sort une parade censée être implacable : «Vous ne pouvez pas nous reprocher les erreurs de nos prédécesseurs, nous avons supprimé le numerus clausus !» Pourtant, dans les faits, la fin proclamée de la limitation du nombre d’étudiants admis en médecine est une chimère. Leur nombre est toujours limité, faute de place et de moyens dans les facultés, et ces étudiants ne seront pas assez nombreux pour que le système forme les médecins dont le système aurait besoin pour se redresser dans les années à venir.
Cerise sur le gâteau, cette suppression théorique du numerus clausus s’est accompagnée de réformes des examens, lors du premier cycle des études de médecine, puis à la fin de la sixième année, lorsque les étudiants choisissent, en fonction de leur classement, leur spécialité et leur région d’exercice. Le concours écrit de fin de sixième année a été remplacé par un concours écrit en début de sixième année (EDN, épreuves dématérialisées nationales), complété en fin d’année par un oral, sous forme de mise en situation des étudiants avec des patients standardisés (Ecos, examens cliniques objectifs structurés). Derrière ce vocable un peu abscons se cache une vraie révolution. Plutôt que le bachotage, l’accent est mis sur les connaissances du médecin en devenir mais aussi sur son relationnel au patient, ses capacités de réflexion et de déduction.
Des fuites
Au fil de diverses stations, l’étudiant est confronté à un dossier patient, ou à un patient interprété par un volontaire rémunéré, qu’il va devoir interroger, examiner, afin d’établir une stratégie thérapeutique ou un diagnostic, en situation. Inutile de dire que la mise en place d’un tel système, aussi innovant et prometteur soit-il, relève de la gageure dans un environnement matériel et financier contraint. Les représentants des étudiants d’un côté, la conférence des doyens d’université de l’autre, se sont affrontés pendant plusieurs mois avant que n’aient lieu le 12 mars, les premiers Ecos blancs, dont la note peut cependant se révéler éliminatoire pour certains étudiants. Et sans grande surprise, dans ces conditions, malgré la bonne volonté et le travail important des professeurs et des évaluateurs qui ont mis en place ces premiers Ecos, le parcours des étudiants de station en station s’est trop souvent apparenté à un chemin de croix.
Dans un contexte où la perte d’un demi-point peut faire perdre 1 000 places sur le classement national, les nombreux dysfonctionnements rencontrés compromettent l’égalité des chances entre les étudiants concourant pour ces Ecos 2024. Ils témoignent de leur puissant sentiment d’injustice, de leur déception et des difficultés rencontrées : fuites de sujets et de grilles de corrections suspectées, comme dans les universités de Paris, Bordeaux ou encore Nice, dont certaines causées par les patients standardisés, et ce, malgré la charte de confidentialité. En effet, certains étudiants auraient eu pour acteur ou examinateur leur frère, leur ami ou encore un de leurs parents…
A cela s’ajoutent de nombreuses erreurs de la part des patients standardisés se trompant dans le scénario qu’on leur avait demandé de mémoriser en amont, des examinateurs donnant des indices sur le nombre de points restant à gagner ou sur les informations cliniques à demander et se permettant d’utiliser leur téléphone durant le passage d’un étudiant, ou encore les murs séparant les différentes stations trop faiblement insonorisés (lorsqu’ils ne sont pas remplacés par des paravents) permettant aux étudiants d’entendre les données de la mise en situation suivante.
Une situation devenue toxique
Comme le décrit de manière très imagée David, 24 ans : «Les patients standardisés sont aussi stressés que nous, et fatigués au fil des étudiants qui s’enchaînent face à eux, avec toujours les mêmes questions. Idem pour les examinateurs, il faut rappeler qu’ils sont là depuis 6h30 et qu’ils ne partiront que vers 18h. Humainement, j’imagine aisément que c’est difficile de garder son attention autant de temps, sur des situations répétitives, sans pouvoir intervenir. J’avais longuement révisé pour cette épreuve blanche, afin de ne rien avoir à me reprocher et ainsi savoir ce qui était réellement attendu de nous aux Ecos. Résultats : pour les stations avec acteurs, les connaissances ne servent pas, il faut croiser les doigts pour que le patient comprenne notre question et y réponde correctement, lorsqu’il n’a pas oublié son script. Il faut également croiser les doigts pour que les examinateurs entendent, et jugent que les mots que l’on emploie sont “compatibles” avec l’attendu écrit sur la grille de correction. En effet, c’est soit 0, soit 1. Tout cela ressemble plus à un escape game qu’à une vraie consultation médicale, on s’entête à trouver le maximum d’informations pouvant être dans cette fichue grille de correction, dans un temps limité, avec un patient répondant parfois à côté de la plaque.»
Malgré les nombreux dysfonctionnements signalés, dont apparemment la perte de plus d’un millier de dossiers d’étudiants, le conseil scientifique organisant ces Ecos ainsi que les doyens ne semblent pas comprendre l’ampleur du problème et ne paraissent, par conséquent, que peu disposés à prendre les mesures nécessaires. Ce à quoi l’on assiste, comme souvent, c’est l’incapacité des instances en place à dire stop, à agir dans l’intérêt des étudiants, à contrecarrer le discours politique volontariste qui veut que, quoiqu’il advienne, en dépit de la pénurie de réflexion et de moyens, l’intendance suivra. Tout au plus la conférence des doyens admet-elle quelques dysfonctionnements mineurs, qui ne sauraient entacher le déroulement des Ecos nationaux prévus les 28 et 29 mai. Interrogés en off, les évaluateurs, des enseignants en faculté de médecine, reconnaissent les dysfonctionnements mais ont tendance à en minimiser la portée, de peur que cette réforme, qui en théorie fait la part belle à l’humain dans la relation médicale, ne soit enterrée.
Comme souvent, on se retrouve dans cette situation ubuesque où ceux qui devraient se comporter comme des «adults in the room» courbent l’échine pour ne pas déplaire au politique et entérinent une situation devenue toxique. Il existerait pourtant une solution simple pour sortir de ce guêpier et permettre de procéder aux Ecos et d’en améliorer la logistique sans léser les étudiants : transformer en 2024 cette épreuve validante ET classante en épreuve validante, sans qu’elle soit prise en compte dans le classement et le choix ultérieur des spécialités cette année. Si les Ecos sont un bon moyen d’évaluer les étudiants en médecine, ils ne peuvent en l’état les départager au moment du concours le plus décisif de leur vie.
«J’ai lâché les révisions»
Comment les doyens de faculté de médecine, les enseignants en médecine, peuvent-ils rester muets devant la situation actuelle, face au désarroi, voire au désespoir, d’étudiants ayant sacrifié pendant six ans pour nombre d’entre eux vie personnelle, sociale et familiale, ayant fait passer au second plan leur santé physique et mentale, au fil d’heures de travail acharnées ?
Si collectivement les médecins seniors ne sont pas capables de protéger de l’injustice la génération d’étudiants qui leur succédera demain, quel espoir avons-nous de sortir de ce que la profession véhicule de comportements toxiques ? Si nous ne sommes pas capables de refuser l’arbitraire pour nos confrères et consœurs en apprentissage, quel espoir peuvent avoir les patients que nous respections leur souffrance ?
En médecine comme ailleurs, nous nous sommes tellement habitués à fonctionner dans un environnement dégradé, délétère pour nos patients et nous-mêmes, que nombre d’entre nous préfèrent entériner ces situations profondément anormales que les dénoncer ou au moins refuser d’y participer.
Comme le dit Rayan, 25 ans : «Jusqu’ici j’ai révisé à fond dans l’espoir de gagner des places. Mais maintenant j’ai lâché les révisions pour me mettre à la prière car c’est certainement plus efficace vu mon expérience [des Ecos] du 12 mars.»