Ils espéraient un jugement «historique», avec des amendes allant jusqu’à un milliard d’euros, mais aussi des peines de prison pour les anciens dirigeants de Servier, et surtout une interdiction d’exercice pour Servier en raison de son «crime industriel», comme l’a qualifié la Dr Irène Frachon qui avait révélé l’affaire. Le jugement, rendu ce lundi par le tribunal correctionnel de Paris, peut décevoir fortement les milliers de parties civiles. Voilà un jugement qui se montre prudent, a minima, en tout cas bien en deçà des attentes de certains. Coincés par la barrière de la prescription mais aussi par la nécessité en droit de l’existence réelle de preuves écrites, les juges ont certes reconnu coupable lundi les laboratoires Servier de «tromperie aggravée» et d’«homicides et blessures involontaires», mais ils l’ont relaxé sur le fait d’escroquerie. Enfin, pas de peine de prison ferme pour les anciens dirigeants, et au passage même des relaxes parmi les personnages secondaires, poursuivis pour des faits de corruption. Quant à l’Agence du médicament, elle repart avec une amende. Plus de quarante ans après la première mise sur le marché du Mediator – au départ prescrit pour des diabétiques en risque d’obésité mais finalement largement donné pour perdre simplement quelques kilos –, c’est donc un point final un rien frustrant que viennent d’écrire les juges. «On aurait espéré un message de fermeté plus fort», a juste lâché Charles Joseph-Oudin, qui défend un grand nombre de victimes.
Servier a délibérément fait courir un risque cardiaque et pulmonaire aux utilisateurs
Ce lundi matin, au palais de justice, c’était l’effervescence des grands jours. Ils sont tous là, ces dizaines d’avocats, ces quelques prévenus, ces ex-malades aussi cherchant leur place dans une salle d’audience clairsemée à l’heure du Covid, et bien sûr une foule de caméras, tous là pour entendre ce jugement qui intervient après un procès dantesque (plus de 6 500 personnes constituées parties civiles). Pendant de longues heures, la présidente, Sylvie Daunis, a lu le jugement, des mots sévères à l’encontre de Servier, avec, pour le tribunal, aucun doute : «Malgré la connaissance qu’ils avaient des risques encourus depuis de très nombreuses années […] ils n’ont jamais pris les mesures qui s’imposaient, ils ont ainsi trompé les consommateurs du Mediator. […] Il n’est pas contestable que, dès 1974, les laboratoires Servier ont dissimulé, tronqué et caché que ce médicament pouvait agir comme une amphétamine.»
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C’était l’élément clé de l’accusation : en cachant en effet que le Mediator entrait dans la catégorie des anorexigènes, Servier a délibérément fait courir un risque cardiaque et pulmonaire aux utilisateurs. La magistrate a mis en avant «l’extrême gravité» des faits de tromperie, d’une «ampleur considérable et inédite», et dont «ont été victimes des milliers de patients». Et encore : «Servier a occulté que le bénéfice-risque était devenu négatif. Cela leur a permis de gagner quatorze ans de vente supplémentaire [d’un médicament] maintenu envers et contre tout au mépris de la santé.» Pour autant, le délit d’escroquerie n’est pas retenu, car les délais liés à la prescription ont été dépassés. De plus, «cette infraction nécessite des manœuvres frauduleuses. Certes, Servier a continué, s’est abstenu de délivrer des informations essentielles, mais les débats n’ont pas permis de mettre en avant des attitudes frauduleuses».
«L’agence nationale de sécurité des médicaments a gravement failli dans sa mission de police sanitaire»
L’analyse des faits est donc sans appel, mais, en écho, les peines encourues peuvent paraître légères. «Les laboratoires Servier ne pensent pas être irréprochables dans cette affaire», avait assuré, lors de sa plaidoirie, François de Castro, avocat de la firme. «Le premier reproche qu’ils se font, c’est d’avoir été attentistes. Ils sont conscients qu’ils ont été mauvais sur l’appréciation du risque, en se reposant sur l’autorité sanitaire», alors que celle-ci «savait». Le groupe a été condamné au maximum, c’est-à-dire à payer 2,718 millions d’euros d’amende. Jean-Philippe Seta, l’ex-numéro 2 et ancien bras droit du tout-puissant Jacques Servier, a lui été condamné à quatre ans d’emprisonnement avec sursis, ainsi qu’à une amende de 90 600 euros. Et le labo devra verser 180 millions d’euros aux victimes.
Reste le rôle et la responsabilité de l’Agence nationale de sécurité des médicaments (1). Comment se fait-il que le Mediator a pu se maintenir jusqu’en 2011 ? Là encore, les propos des magistrats sont sévères. «L’agence a gravement failli dans sa mission de police sanitaire», a ainsi développé la présidente, évoquant «de l’imprudence, de la négligence», et à partir de 1998, «une mauvaise analyse alors qu’elle avait à sa disposition toutes les informations». Au final, l’Agence a failli dans son rôle de gendarme de la sécurité sanitaire, avec «une mauvaise prise en compte de la pharmaco-vigilance», et «son attitude a renforcé la défiance des citoyens». Au début du procès, l’Agence avait dit assumer une «part de responsabilité». Elle se voit infliger la peine maximale de 225 000 euros pour «homicides et blessures involontaires» par négligence.
Le tribunal a enfin relaxé l’ex-sénatrice Marie-Thérèse Hermange, accusée d’avoir modifié un rapport parlementaire sur le Mediator pour minimiser la responsabilité du groupe pharmaceutique.
(1) L’ANSM a pris la suite de l’Afssaps (Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé).