Menu
Libération
Analyse

Vente de Biogaran : «Attention au coup de com de Servier»

Mediator, le procèsdossier
Le gouvernement menace le laboratoire d’un veto en cas de vente de sa filiale de génériques à un repreneur étranger. Irène Frachon, lanceuse d’alerte du scandale du Mediator, et des experts du médicament analysent ce qui se cache derrière cette opération.
Biogaran assure la production d’un tiers du marché français de médicaments génériques. (Voisin/Phanie. AFP)
publié le 18 avril 2024 à 17h46

Face au spectre d’une perte de souveraineté sanitaire, l’Etat brandit la menace d’un veto en cas de rachat de la filiale du laboratoire français Servier, Biogaran, par un acheteur étranger. «On a besoin que les approvisionnements en médicaments de la France soient assurés et, pour cela, on a une arme : une procédure des investissements étrangers en France qu’on peut mobiliser pour que, si le repreneur vient de l’étranger, on mette des conditions à cette reprise, voire on la refuse», a réagi Roland Lescure, le ministre délégué en charge de l’Industrie, ce jeudi 18 avril, en marge de l’inauguration d’une usine à Bessé-sur-Braye (Sarthe).

Servier aurait enclenché l’an dernier la vente de Biogaran, sa filiale de génériques, les copies de médicaments de marque, qui assure la production d’un tiers du marché français. Quatre repreneurs seraient sur les rangs, dont deux indiens, selon l’Informé et les Echos. De quoi agiter les drapeaux tricolores, à l’image de Florian Philippot, ex-RN, tête de liste Les Patriotes aux élections européennes, qui interpelle l’exécutif sur X (ex-Twitter). Contacté par Libération, Servier indique simplement que, «concernant Biogaran, aucune décision n’est prise». Le laboratoire précise aussi ne pas avoir «pour habitude de commenter les rumeurs».

La question de la souveraineté sanitaire se pose bien au-delà du cas symbolique de Biogaran : depuis une vingtaine d’années, la majeure partie des premières étapes de fabrication des médicaments a été délocalisée à l’étranger par l’industrie chimique et pharmaceutique, essentiellement en Asie, afin de bénéficier de coûts de production et de contraintes environnementales moindres. Les laboratoires, eux, se justifient en pointant du doigt des prix des médicaments anciens, génériques, trop peu élevés en France.

«Servier se moque de la santé publique»

La nouvelle n’a rien d’étonnant pour les experts de l’économie du médicament, comme Nathalie Coutinet : «Toutes les grandes entreprises pharmaceutiques se spécialisent dans les médicaments innovants, vendus très cher. Toutes lâchent progressivement leurs branches santé grand public et génériques, à l’image de Sanofi ou Novartis, qui a vendu Sandoz. Ce n’est pas une question de rentabilité des médicaments anciens mais de choix stratégiques des Big Pharma», observe la chercheuse à l’université Sorbonne Paris Nord.

Dans les officines, «cela fait longtemps que l’on est au courant de la mise en vente de Biogaran, commente Philippe Besset, président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France. Les laboratoires cherchent le plus gros profit, en se spécialisant sur les traitements innovants vendus à des prix indécents et en se débarrassant de leurs branches qui vendent des médicaments du quotidien essentiels, dits matures. Pour autant, Biogaran est rentable». Les ventes de médicaments génériques de Servier ont généré 1,29 milliard d’euros de chiffre d’affaires sur l’exercice 2022-2023, en croissance de près de 9 %.

«Depuis quelques années, Servier a opéré un virage majeur dans les traitements innovants, notamment en oncologie. Comme pour toute entreprise, les revues stratégiques sont régulières pour maximiser le potentiel de toutes nos activités», reconnaît d’ailleurs l’entreprise. «Servier se moque de la santé publique. Il se concentre actuellement sur les niches hyper rentables du cancer», commente Irène Frachon, lanceuse d’alerte du scandale du Mediator, ce coupe-faim déguisé en antidiabétique produit par Servier, responsable de centaines de morts.

La pneumologue brestoise dénonce «un coup de com» : «Il va falloir se montrer extrêmement attentif sur ce que Servier et Biogaran vont réussir à obtenir à l’avenir car l’effet d’annonce se veut clairement anxiogène : menace sur les emplois, pénuries de médicaments… Surgissent les éléments de langage qui ont toujours fait mouche chez Servier pour parvenir à ses fins. On a le sentiment que notre santé dépend du sort industriel de Biogaran !»

«Un possible chantage financier»

«Tout cela va sûrement servir aux laboratoires pour tenter d’obtenir des augmentations du prix des médicaments anciens de la part de l’Etat, met aussi en garde Nathalie Coutinet, pour avoir observé pareils stratagèmes par le passé. Il ne faut pas tomber dans le panneau du chantage à la hausse des tarifs et à la distribution de subventions publiques pour maintenir la souveraineté sanitaire.»

En réalité, Biogaran n’a pas d’usine sur le territoire. «Même si Biogaran ne produit pas directement en France, a reconnu Roland Lescure, une partie de la production des génériques est faite en France via des sous-traitants. On va examiner les offres pour s’assurer que l’approvisionnement de la France en médicaments soit assuré et que l’empreinte industrielle soit préservée.»

En soi, l’implantation dans l’Hexagone de Biogaran n’a pas été un gage de ravitaillement certain des pharmacies. En juillet 2023, l’Agence nationale de la sécurité du médicament (ANSM) a même dû sanctionner Biogaran d’une amende de plus de 225 000 euros pour ne pas avoir respecté les obligations de stock de sécurité d’amoxicilline, l’antibiotique le plus prescrit en France.

Malgré cela, fin août 2023, le laboratoire avait obtenu du gouvernement une augmentation de 10 % du prix de l’amoxicilline, en échange d’engagements à réaliser des stocks suffisants. «Les laboratoires sont payés pour respecter la loi !» avait réagi l’association de patients France assos santé. Or l’antibiotique est toujours en tension d’approvisionnement.

«On entrevoit encore un possible chantage financier, déplore Irène Frachon. Les génériques de Biogaran ne seraient pas rentables en France à cause des prix trop bas d’une autorité publique présentée comme radine. Et pourtant, Biogaran n’est pas apparu jusqu’ici comme particulièrement vertueux dans la lutte contre les pénuries.»

Des boîtes qui apparaissent «comme par magie»

La gestion des stocks est questionnée par les pharmaciens. Antoine Prioux tient une officine corrézienne. Il rapporte avoir récemment manqué de flecaïnide, un traitement contre les troubles cardiaques, pendant trois mois. «Après avoir passé un contrat avec Biogaran qui le rendait premier fournisseur de génériques de ma pharmacie, j’ai demandé des boîtes de flecaïnide que Biogaran a pu m’envoyer la semaine suivante, comme par magie», témoigne-t-il.

A l’inverse, «moi qui n’ai pas Biogaran comme premier génériqueur, en situation de tensions d’approvisionnement d’amoxicilline, je n’en reçois pas via l’industriel», témoigne Pierre-Olivier Variot, président de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine, qui réclame davantage de transparence dans la gestion des stocks. «Si Biogaran est à vendre, mieux vaudrait nationaliser l’entreprise et s’engager dans une production publique des médicaments pour s’assurer de l’approvisionnement», en conclut Antoine Prioux.

Pauline Londeix, cofondatrice de l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament, appelle aussi à une coordination de la production à l’échelle européenne et à la création d’un pôle public du médicament, rejetée par la majorité présidentielle en 2020. «On est dans la suite logique de ce que ce système permet. Vente au plus offrant, d’un acteur privé, certes touchant des aides publiques, à un autre acteur privé. Seules une production en partie publique de médicaments et des conditionnalités attachées aux aides publiques pourraient empêcher ce phénomène à l’avenir», réagit-elle.

En décembre 2023, Servier a été condamné en appel pour homicides et blessures involontaires, tromperie aggravée, mais aussi cette fois pour escroquerie dans le cadre du procès du Mediator : en plus d’indemniser les victimes, la firme doit rembourser la Sécurité sociale à hauteur de 415 millions d’euros.

Servier a formé un pourvoi en cassation et, pour Irène Frachon, «la vente de Biogaran peut apparaître comme étant une conséquence possible de cette condamnation». Le laboratoire serait obligé de solder un fleuron français si la décision était confirmée par la plus haute instance de juridiction française. Aux yeux de la pneumologue, ce serait aussi une façon de tenter d’influencer la décision finale.