Alain Fontaine est le président de l’Association française des maîtres restaurateurs (AFMR), et de l’Association pour la reconnaissance de l’art de vivre dans les bistrots et cafés de France en tant que patrimoine culturel immatériel. Il est également propriétaire du restaurant le Mesturet, à Paris. En octobre, il a déposé un dossier au ministère de la Culture afin d’inscrire les bistrots et cafés français à la liste du patrimoine culturel immatériel. Le verdict devrait être rendu cette semaine. Pour Libération, il revient sur le rôle fondamental de ces lieux de sociabilité, et explique pourquoi il est essentiel de les préserver.
Pourquoi inscrire les bistrots et cafés au patrimoine culturel immatériel de France ?
Les bistrots connaissent des difficultés depuis longtemps. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, il y avait environ 400 000 bistrots sur notre territoire, aujourd’hui on n’en compte plus que 40 000. Plusieurs facteurs l’expliquent. Dans les campagnes, les bistrots ont souffert de l’exode rural. Dans les villes, de nombreux bistrots n’ont pas résisté à la concurrence des restaurants d’entreprise, véritable menace économique. Notre plat du jour, même s’il n’est pas très cher, peut difficilement concurrencer les cantines. S’ajoutent à cela les attentats de 2015 qui ont encouragé les gens à rester chez eux, et à commander davantage sur des plateformes. Cette désaffection était à la marge par rapport à aujourd’hui, mais existait quand même déjà. Enfin, l’interdiction de fumer a contribué à vider nos bistrots. A Paris plus particulièrement, énormément de cafés ont mis la clé sous la porte et ont été remplacés par des sandwicheries, des agences immobilières…
Face à ce constat, en 2018, nous avons créé l’association et envoyé notre premier dossier au ministère de la Culture, qui a été refusé. Je pense que le confinement a ravivé un manque auprès de la population, ce qui explique que nous soyons soutenus. Notre pétition en ligne a recueilli plus de 15 000 signatures. Même les hommes politiques, Edouard Philippe et Jean Castex en tête, admettent que nos cafés, bistrots et restaurants font partie de notre art de vivre.
Sur le communiqué publié sur votre site, vous insistez sur le côté fait maison de la nourriture servie en bistrot. Pourtant, de plus en plus de bistrots servent de la cuisine surgelée.
C’est exactement ce que nous essayons de préserver aussi ! N’importe qui peut utiliser le terme bistrot et le dévoyer. Le bistrot a réussi à conserver son caractère ouvrier et populaire. C’est pour cela que l’on doit le sauvegarder : le «vrai» bistrot sert de la cuisine préparée sur place, et a une dimension familiale. Le plat du jour est renouvelé chaque jour, et répond à une certaine diététique. Des patrons un peu véreux se sont emparés du mot «bistrot», et ont fait péricliter le concept. Sont également nés les bistrots tenus par de grands chefs, où les plats sont certes faits maison, mais bien plus onéreux que dans les bistrots populaires. Les plats du jour atteignent les 25 euros. On y mange très bien, mais les ouvriers ne peuvent se le payer ! Dans mon établissement, la formule midi plat-boisson est à 14 euros. Si vous vous rendez dans un bistrot en Corrèze, par exemple, vous allez divinement bien manger à des prix défiant toute concurrence.
En quoi l’inscription au patrimoine culturel immatériel pourrait-elle sauver les bistrots ?
Cette inscription est fondamentale, car elle nous permettrait de mettre en place des mesures de sauvegarde comme des conférences, des films… C’est une ouverture au monde de la culture. Dès que les bistrots seront reconnus comme constitutifs de notre patrimoine, ils deviendront bien plus visibles. Pour les professionnels du secteur, cela apparaîtra comme un motif de fierté. Ils seront officiellement reconnus comme les détenteurs de ce patrimoine, de cet art de vivre.
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Il faut garder à l’esprit que les bistrots sont d’intenses lieux de débats et d’échanges, et constituent des réseaux sociaux énormes. Quand Balzac écrit que «le comptoir d’un café est le parlement du peuple», il n’a pas tort. Certaines révolutions se sont faites dans nos bistrots, et certaines théories philosophiques ont été inventées aux terrasses de cafés. Je pense à Sartre, De Beauvoir, Hemingway… Le bistrot est un lieu de convivialité, et a vu émerger de belles histoires d’amour ou d’amitié. En province, le bistrot représente carrément l’âme du village : toutes les couches de la population s’y rendaient pour commenter les nouvelles locales. Tout ceci a disparu. Quand le dernier bistrot ferme, tout un village s’éteint. L’isolement social des gens de province est lié à la disparition des bistrots et des cafés.