L’appel à l’aide de la Mutinerie a été entendu. Les trottoirs de la rue Saint-Martin, dans le IIIe arrondissement de Paris, débordent de monde en cette soirée du mardi 3 septembre. On s’y assoit sur le trottoir un verre à la main ou autour d’une table quand on y trouve une petite place. Il y a tout juste quarante-huit heures, la Mutinerie, haut-lieu de la culture LGBT + parisienne, lâchait l’info sur Instagram : après plus de dix ans d’existence, les portes du troquet pourraient définitivement fermer d’ici à quelques mois, la faute à de grosses difficultés financières.
Depuis dimanche, les messages d’encouragement pleuvent dans la boîte mail du collectif qui gère le bar féministe, lesbien et queer depuis 2013. Celles et ceux qui n’avaient jamais osé venir, mais aussi d’anciens réguliers ou des habitués d’aujourd’hui. «On a environ trois fois plus de personnes que d’habitude», sourit Claire, co-gérante du bar depuis neuf ans, lunettes sur le nez. On la recroise deux heures plus tard avec sa copine, toutes deux en train de traîner un fût de bière depuis le bar d’en face : «Il y a tellement de monde qu’on n’a plus rien à boire, on est obligées d’emprunter aux voisins !» se réjouit-elle.
«Il nous reste trop peu de bars comme celui-ci»
Si «la Mut’» a la tête sous l’eau, c’est que des dettes trop importantes ont conduit le tribunal de commerce à la placer en redressement judiciaire. Travaux d’insonorisation coûteux, impact du Covid qui se fait encore sentir, et cerise sur le gâteau : les Jeux olympiques ont fait baisser la fréquentation «de 30 % durant l’été», selon le collectif. Le bar dispose désormais de trois mois pour prouver qu’il peut tenir le coup. S’il n’y parvient pas, le fonds de commerce pourrait être revendu sans que le collectif à la tête de la Mutinerie – composé uniquement de salariés – n’ait son mot à dire sur le futur propriétaire. Leur objectif est donc de faire exploser la fréquentation afin de «montrer au tribunal le soutien de notre communauté», martèle Claire, 35 bougies et co-gérante depuis neuf ans. «On va tout faire pour rester ouverts.»
«Si j’avais connu un endroit pareil plus jeune, j’aurais fait mon coming out des années plus tôt.»
— Anne-Claire, cliente de la Mutinerie.
Après avoir entendu dire que l’endroit était menacé, Rose n’a pas hésité une seconde. Elle est venue y passer la soirée autour de pintes de bière avec sa compagne. Son attachement à la Mutinerie lui rend impensable l’idée qu’elle puisse ne plus exister. En 2020, lorsqu’elle a fait son coming out lesbien auprès de sa famille à 48 ans, c’est l’un des premiers lieux où elle s’est rendue. «Tout le monde sait ce que ça représente», insiste-t-elle, accoudée à une petite table noire sous une lumière tamisée. Son amoureuse, Anne-Claire, enchaîne : «Il nous reste trop peu de bars comme celui-ci à Paris, où l’on se sent en sécurité, qu’on soit une femme ou une personne trans.» Au fil des années, de nombreux lieux queers ont dû fermer dans la capitale, à cause de difficultés financières. Comme le bar lesbien le Troisième lieu, qui a été contraint à tirer le rideau en 2012, dont Anne-Claire était une habituée. Elle ne veut pas voir l‘histoire se répéter : «On a besoin de ce lieu emblématique de la culture lesbienne. Si j’avais connu un endroit pareil plus jeune, j’aurais fait mon coming out des années plus tôt.»
A la Mutinerie, on ne fait pas que boire un verre. On peut y trouver des permanences d’associations LGBT + comme Acceptess-Transgenre ou Outrans. Des groupes de parole entre lesbiennes ou dédiés aux victimes de violences sexistes et sexuelles. Un espace pour échanger lorsqu’on s’interroge sur son orientation sexuelle ou son identité de genre. «On est comme un centre LGBT + bis», explique simplement Claire, au nom du collectif. Chaque année, le bar est ouvert le 24 décembre, pour permettre à celles et ceux qui ne peuvent pas fêter Noël en famille de ne pas rester seuls.
«Ce lieu a sauvé des vies»
Gobelet en main sur la terrasse du bar, béret rayé vissé sur ses longues boucles brunes, Ambre, 26 ans, se remémore d’autres initiatives marquantes. Une en particulier lui revient : pendant le Covid, des distributions alimentaires étaient organisées entre les murs de la Mutinerie à destination des personnes transgenres et des travailleuses et travailleurs du sexe en difficulté. «Ce lieu a sauvé des vies», assure-t-elle.
La jeune femme a découvert le bar du haut de ses 18 ans, tout juste arrivée à Paris depuis Toulouse. Il a été l’un de ses «premiers repères» dans la capitale. Elle jette un œil à la devanture noire et rouge vif dans son dos. Cette décoration à base de posters et de peintures improbables a fait partie du décor de ses premiers pas dans la capitale, quand elle était «un peu perdue» et cherchait des endroits où elle se sentirait «acceptée comme [elle est]». Comme beaucoup, elle n’imagine pas une rue Saint-Martin sans sa «Mut’». Pas seulement pour elle, mais pour «les futures générations» : «Pour toute cette jeunesse queer qui, quand elle ne sait pas où aller, trouvera toujours la Mutinerie ouverte.»