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Libération
50 ans, 50 combats

Des maisons closes au racolage passif, «Libé» aux côtés des prostituées

Libération a 50 ansdossier
Rouvrir les bordels? Pénaliser le client? Si le journal s’est toujours engagé contre l’hypocrisie des propositions législatives, c’est surtout le sort des prostituées elles-mêmes qui est au cœur du sujet dans nos colonnes.
La une de «Libé» du 14 avril 2011.
publié le 30 octobre 2023 à 15h49

«Des filles de joie dans la maison du Seigneur», affiche, non sans malice, Libé sur sa une le 3 juin 1975. Le journal raconte l’occupation par des prostituées de l’église Saint-Nizier à Lyon, afin de protester contre le harcèlement policier. Leur cri de ralliement, auquel Libé se joint sans ambiguïté : «Non aux amendes, non aux maisons closes, non à l’enfermement». «Le mur du silence est brisé», se félicite le journal, interrogeant le curé des lieux qui approuve l’initiative d’un bienveillant : «L’église est la maison de tous.» Le 5 juin, les prie-Dieu de l’église sont devenus des chaises, les barrières en fer forgé des portemanteaux, l’occupation se poursuit et Libé titre sur «la dignité des 170 femmes de Saint-Nizier». Elles en seront expulsées quelques jours plus tard. Le 10 juin, Libé célèbre «1975, l’année des prostituées» et raconte comment le mouvement de colère a gagné toute la France. On occupe l’église Saint-Bernard à Paris, Arletty vient rendre visite aux occupantes, le sujet est partout, on se dirige vers des Assises de la prostitution avec la nomination d’un «monsieur Prostitution», le magistrat Guy Pinot, qui rédige un rapport sur le sujet.

Dans une France giscardienne où les notables se cachent pour aller voir les prostituées, l’occasion pour Libé de taper sur l’hypocrisie de la droite est trop belle. Le 6 décembre 1978, la une, pleine page, dénonce la proposition de loi du député Joël Le Tac, prônant la réouverture et la municipalisation des bordels – idée approuvée par le maire de Paris d’alors, Jacques Chirac : «Le député RPR préfère les maisons closes.» Libé est, naturellement, fermement opposé à cette idée, qu’il assimile à une forme d’enfermement des prostituées. Pourtant, le 19 janvier 1979, dans un curieux pas de côté, il interviewe la fameuse Marthe Richard, «vieille dame indigne», celle-la même qui a fait fermer les bordels en 1946. A 90 ans, elle est toujours hostile aux maisons closes mais elle n’est pas contre des bordels municipaux : «Ça rapportera de l’argent aux communes, elles en ont bien besoin, elles sont toujours en train de pleurer ! On pourrait bâtir des écoles.»

Dans les années 80, une fois Mitterrand élu, le débat frémit. Ainsi, sous la houlette du tout nouveau ministère des Droits de la femme, un comité interministériel voit le jour, avec notamment la collaboration de l’Intérieur et de la Justice, mais aussi du ministère du Temps libre, «qui a demandé lui-même à participer», précise Béatrice Vallaeys dans l’édition du 6 octobre 1981. Figure historique du journal, morte en 2022, grande spécialiste du sujet, elle portera inlassablement la cause des prostituées dans les colonnes du journal. Elle interroge notamment Barbara, une des figures de la révolte lyonnaise de 1975, qui témoigne de sa difficile réinsertion après avoir quitté le trottoir : «Après six ans de merde, j’en ai marre, j’ai envie de vivre normalement.»

Pendant ce temps, la droite n’a toujours pas abandonné l’idée de rouvrir les maisons closes. Ainsi, en 1990, le sujet revient-il de nouveau sur la table. Libé remonte au créneau, notant, sur sa une du 9 juin, non sans lassitude : «Michèle Barzach pense que la réouverture des maisons closes est à l’ordre du jour pour enrayer l’épidémie de sida (sic). L’ancienne ministre RPR de la Santé relance ainsi un débat qui dure depuis 1946 et la fermeture des maisons de tolérance, avançant les mêmes arguments et se heurtant aux mêmes oppositions.»

Mais comment parler de prostitution dans Libération sans évoquer l’emblématique Germaine Aziz? Séquestrée et exploitée dans un bordel en Algérie en 1943, alors qu’elle n’a que 17 ans, sa rencontre avec le journal était survenue au moment des luttes des années 70. Sa trajectoire professionnelle est typique de Libé : de standardiste elle devient claviste, puis elle se met à écrire sur son centre d’intérêt, les animaux. L’ex-prostituée devenue journaliste écrira également des livres, sur ses années de prostitution (les Chambres closes) mais aussi sur les animaux. Elle militera jusqu’à la fin de sa vie, sans être «du tout une mémère à toutou», relève Gérard Dupuy dans un article lui rendant hommage à sa mort en 2003.

Dans les années 2000, Libé s’érigera en fer de lance de l’opposition aux lois sarkozystes sur la prostitution, qui créent notamment un «délit de racolage passif». Dressant le bilan de deux ans de loi Sarkozy dans son édition du 22 janvier 2005, le journal titre «Trottoir barbare» et développe : «La lutte contre le “racolage passif a bouleversé le milieu de la prostitution, de plus en plus harcelé et précarisé.» Son combat depuis ces années n’a pas varié, avec quelques unes très hostiles à toute loi pénalisant le client, mais également des enquêtes sur les violences dont sont victimes les travailleuses du sexe, la plupart du temps «ubérisées» et exploitées, par exemple avec cette une bouleversante sur la prostitution des mineures, le 26 janvier 2022 : «Jamais je n’aurais imaginé faire ça.»