Fin juin 1997, Libé célèbre «la gaytitude» : ce premier week-end d’été sera gai (dans le sens qu’on veut bien lui donner) ou ne sera pas. C’est qu’à l’occasion de l’Europride, grande manifestation européenne née cinq ans plus tôt et pour la première fois organisée à Paris, il s’agit pour le journal de mettre le «passage du gay», aka la fierté homosexuelle, en majesté. D’autant qu’une proposition de loi visant à créer un contrat d’union civile et sociale (ancienne appellation du futur pacs) vient d’être déposée à l’Assemblée par des parlementaires de la majorité de gauche plurielle. «Etre gay, être lesbienne, en être, finalement, c’est assez simple. A la fois persister et disparaître, se maintenir et se désister, se faire et se défaire, rester et fuir. Le demeuré et le vagabond doivent être nos héros singuliers sans être caricaturés en fous-folles du roi», résument Elisabeth Lebovici et Gérard Lefort, pilotes de ce numéro spécial. A l’intérieur, un cahier central de vingt pages bien remplies donne la parole à des figures du moment : le président d’Act Up-Paris de l’époque, Philippe Mangeot, ou le philosophe Didier Eribon. On y retrace aussi quinze ans de crise du sida et cent ans d’histoire du mouvement homo. L’occasion, à travers les signatures de Didier Lestrade ou de Loïc Prigent, de décortiquer ses modes de vie (la sape, le style, le sexe) ou son influence culturelle, notamment dans la vie nocturne.
«Je n’étais pas là pour le bouclage car j’aidais à préparer le char “Beau comme un camion” [une manifestation et une distribution d’art dans un camion défilant pendant l’Europride, ndlr], mais c’était un numéro assez formidable : on avait fait très fort», se souvient Elisabeth Lebovici, journaliste et critique d’art, l’une des rares à être alors ouvertement lesbienne au siège du journal, rue Béranger. En interne, certains grincent pourtant des dents ou font le reproche d’un «journalisme militant» qui n’a «pas donné la parole à l’opposition». «Ce n’était jamais gagné, se rappelle Gérard Lefort, critique puis chef du service Culture de Libé de 1979 à 2014. Tant mieux, ça nous obligeait à nous démener pour trouver des idées.» L’année suivante, rebelote : en pleine Coupe du monde de football, Libé s’enthousiasme en une pour le «jour le plus gay», en s’inquiétant quand même, à la veille de la gay pride, sur un possible essoufflement face aux divisions intracommunautaires.
Sortie du placard
Et ainsi de suite en 1999, année d’adoption du pacs ou en 2002, après le retour de la droite au pouvoir : annoncer la désormais marche des fiertés, couvrir l’événement, le contextualiser, en faire les gros titres devient un rituel incontournable de l’actualité – d’autres diraient un marronnier – au même titre que le défilé syndical du 1er Mai, grâce à son lot d’images colorées pour la télé. Néanmoins, Libé se distingue par sa couverture de l’événement, comme de tout rassemblement militant, à la fois distanciée et quasi-inconditionnelle. Et ce depuis, la toute première marche parisienne contre la répression de l’homosexualité vingt ans plus tôt, le 25 juin 1977 à l’initiative du Groupe de libération homosexuelle (GLH) et de militantes féministes, déjà annoncée en une, parmi d’autres en Europe et aux Etats-Unis.
«Libé a été un compagnon de la cause du point de vue des droits, affirme Jean Stern, secrétaire de rédaction puis reporter au service étranger – il couvrait l’Europe de l’Est sous pseudonyme au début des années 80. Ce serait injuste de chercher la petite bête. Mais surtout être pédé à Libé n’a jamais été un problème, les gens s’en foutaient un peu.» C’est que, dès sa fondation, il y a pile cinquante ans, le journal accompagne la sortie du placard des homos, telle qu’elle se manifeste un peu partout en Occident après les émeutes dites de Stonewall, fin juin 1969, à New York. Editorialement d’abord, puisque des articles font régulièrement état de la vie des gays, des lesbiennes et des trans (par exemple, sur la radiation d’un médecin homo à la Réunion en 1976 ou sur les premières tentatives parlementaires pour autoriser le changement de genre en 1982), mais aussi grâce à son courrier des lecteurs (1973-1983) et ses petites annonces gratuites, souvent très cul, du genre : «Jeune homo 27 ans cherche homo 40-60 ans. Ne pas écrire, se présenter heures des repas» ou «Je suis lesbienne, j’attends fille très douce, timide, ni super-politisée, cultivée, ni bête, mince, petite, cheveux bruns lisses, type sud-américain». De 1979 à 1981, elles font d’ailleurs la renommée du supplément hebdomadaire du week-end Sandwich où s’expriment toutes les paraphilies (mais aussi une abjecte dérive pédophile) et vaudront au journal de nombreux procès.
«Drôlerie et autodérision»
La parole est libre et décomplexée, parfois controversée, ce qui est unique dans la presse quotidienne nationale, y compris de gauche. Il s’agit, dans la foulée de 1968, de s’attaquer à l’«ordre moral» et de défendre toutes les marges : les prisonniers, les prostituées, les drogués, les fous, etc. Et donc aussi les homos et les trans. «Dans les années 70, Libé va jouer un rôle très important car le journal accompagne le mouvement homosexuel aussi bien qu’il accompagne d’autres nouveaux mouvements sociaux d’ailleurs, analyse le sociologue et historien Antoine Idier, maître de conférences à Sciences-Po Saint-Germain-en-Laye. Il est donc fait état d’initiatives politiques, du GLH ou d’autres formes de militantisme. Libé a aussi un intérêt pour des formes culturelles gays et lesbiennes, des festivals de films, des artistes, etc.»
C’est ainsi que le journal accueille, rue de Lorraine (sa première adresse dans le XIXe arrondissement), un petit groupe de journalistes issus du militantisme homo à la sauce mao, venus notamment du Front homosexuel d’action révolutionnaire (Fhar) et du collectif travesti dissident, les Gazolines. Ce sont les Michel Cressole, Guy Hocquenghem, Hélène Hazéra – première journaliste ouvertement trans en France – ou Maud Molyneux, alias Louella Intérim ou Dora Forbes, selon les rubriques. Puis, à partir de l’été 1979, Copi, écrivain-dessinateur argentin, géniteur de Libérett, «le premier personnage transsexuel de la bande dessinée» qui ne survit pas trois mois aux critiques de lecteurs. «C’est Jean-Luc Hennig [écrivain-journaliste à Libé de 1974 à 1981, fondateur de Sandwich, ndlr], puis Hocquenghem et Cressole, qui les font venir et c’est ainsi que se forme un groupe homosexuel et trans, notamment au service culture, avec une sensibilité pour des questions culturelles, à la télévision, au cinéma, à la mode, etc», poursuit Antoine Idier.
Le ton de leurs articles est résolument pédé, folle ou «camp». Irrévérencieux, parfois volontairement outrancier, ce qui ne plaît pas à toute la rédaction. «Quand j’arrive, le journal était déjà plus sérieux, mais il y avait une désinvolture absolue sur la sexualité et l’homosexualité, se souvient l’écrivain Mathieu Lindon, critique littéraire à Libération depuis 1984. Cela allait bien au-delà de la lutte contre l’homophobie, c’était l’avant-garde de la cause avec une drôlerie et de l’autodérision : c’était triomphant.» «Ils sont craints, redoutés ou respectés. On les surnommait “la cage aux folles” mais il y avait aussi un petit fond d’homophobie dans le journal à l’image de la société», nuance Gérard Lefort.
La crise du sida marque cependant un tournant. Les uns après les autres, des journalistes sont emportés par l’épidémie : Jean-François Briane, Guy Hocquenghem, Michel Cressole, entre autres, mais aussi le critique Serge Daney ou Christian Martin (reporter au service Etranger et auteur d’une chronique «Moi et mon sida» de 1989 à sa mort). Passées la sidération et quelques erreurs (notamment la fameuse une sur «un cancer gay» en 1983), le soutien est «compassionnel», explique Gérard Lefort. Et Libé se fait alors l’écho des combats gays, puis LGBT, à l’heure de la normalisation et d’un certain réformisme. D’abord pour la reconnaissance de la conjugalité homosexuelle (avec le pacs, puis le mariage pour tous) et de l’homoparentalité (et aujourd’hui de la transparentalité) ou encore pour la répression de l’homophobie, puis de la transphobie.
A côté de cet engagement, le journal joue aussi un rôle de vigie des débats, divisions et autres questions communautaires (sur l’outing des personnalités publiques homophobes, sur le bareback – la baise sans capote entre partenaires sérodiscordants – et aujourd’hui sur le chemsex ou sur le féminisme anti-trans). «Libé a été un média de répercussion de l’engagement politique, notamment après l’arrivée de la gauche au pouvoir, résume le journaliste Didier Lestrade, fondateur d’Act Up-Paris en 1989. Mais surtout Libé a été un des premiers canards à parler des cultures minoritaires parce que c’était une question politique.» L’activiste antisida, aussi fondateur du magazine gay Têtu en 1995, loue la grande liberté que lui a alors donnée le journal pour la rédaction de ses chroniques musicales sur la house et la techno naissantes. «J’enrichissais mes textes de référence homosexuelles pour montrer la liberté que j’avais, ce qui était rare, et pour attirer des lecteurs LGBT qui cherchaient du soutien», poursuit Lestrade. Ces lecteurs, depuis les années 2010, ne se revendiquent d’ailleurs plus seulement gays ou lesbiennes, mais bisexuels, pansexuels, queers, trans, non-binaires ou intersexes. Des identités sexuelles ou de genre multiples, dont ils estiment qu’elles doivent être correctement représentées ou prises en compte – ce qui vaut parfois des critiques au journal, par exemple au lendemain de l’attentat LGBTphobe dans une boîte gay d’Orlando en juin 2016. «Il est évident que Libé est le journal des pédés et des lesbiennes, et aujourd’hui des LGBTQI. C’est leur journal donc ils sont d’autant plus énervés quand on n’en parle pas assez», conclut Gérard Lefort.