«Haruspice» est un mot formé d’une racine étrusque – haru, «les boyaux» – et du verbe latin spicio, «je regarde». Le mot désigne un praticien de l’art divinatoire qui consiste à lire l’avenir dans les entrailles d’animaux. Haruspices est aussi le nom d’une machine créée, en 2019, pour servir d’interface entre les humains et les dieux. Elle est capable d’entrer en transe et de tirer des présages en regardant ses propres viscères. Son créateur, Jonathan Pêpe, 34 ans, diplômé du Fresnoy, travaille depuis six ans sur ce projet «évolutif et pneumatique» mêlant médecine, art et rituel.
L’œuvre en cours - visible sur Internet et cet été au Centre d’Art des Cultures Digitales de l’iMAL, à Bruxelles (1) – se compose d’une cage thoracique rigide à laquelle sont reliés quatre organes en silicone blanc (cerveau, cœur, foie et rate) qui pulsent au rythme d’humeurs déterminées par des flux d’informations provenant des réseaux sociaux. «J’avais envie de produire un dispositif mystique, un objet techno-primitif qui combinerait les croyances antiques avec les techniques d’aujourd’hui», indique Jonathan Pêpe, qui se dit très inspiré par Héron d’Alexandrie «qui inventa des dispositifs techniques servant à prouver la présence des dieux. Il ne pouvait pas révéler les supercheries derrière ces apparitions divines, car cela mettrait sa vie en péril. Héron d’Alexandrie fabriqua notamment des objets qu’il nomma des “pneumatiques”. Cela m’a conduit à m’intéresser à la notion de Pneuma dans le stoïcisme.»
Le fonctionnement de son engin – Haruspices – repose sur une idée originale : serait-il possible de prédire le futur dans des organes artificiels, des organes issus du corps collectif que forment les humains en réseau ? Pour réaliser son projet, Jonathan Pêpe s’appuie sur une équation simple : «On prend les posts le plus populaires sur Twitter tels qu’ils s’affichent dans un créneau horaire correspondant à un pays. On change de pays aléatoirement toutes les 10 minutes environ. Le nombre de posts sélectionnés et la durée du scan peuvent changer en fonction de différents paramètres, mais c’est l’idée. Puis on envoie ces posts dans une IA (intelligence artificielle, ndlr) appelée IBM Watson afin qu’elle identifie les émotions exprimées par ces messages.» IBM Watson est une machine connue pour avoir gagné les jeux télévisés en février 2011 dans une émission appelée Jeopardy !, (l’équivalent de Questions pour un champion). «En finale, elle a battu ses concurrents humains», souligne Jonathan Pêpe. L’intérêt de cette machine, c’est qu’elle a fait partie des premières à pouvoir répondre à des questions formulées en langage naturel. Mais surtout : on peut l’utiliser gratuitement pour analyser des textes.
Ainsi que Pêpe le découvre en travaillant sur cette IA, non seulement IBM Watson peut «comprendre» des messages, mais identifier leur tonalité émotionnelle. «On peut lui demander ce qu’elle a ressenti», dit l’artiste, avant de corriger : «Elle peut analyser le contenu d’un tweet et calculer en pourcentage les émotions que le message exprime. J’ai mis au point un programme qui réduit le spectre des émotions à quatre, correspondant aux quatre humeurs de la médecine ancienne.» La théorie des humeurs date de 400 ans avant Jésus Christ, lorsque Hippocrate (concepteur du pneuma, le «souffle vital») a affirmé que nos émotions dériveraient de nos fluides organiques. Sous son influence, la médecine occidentale s’est structurée autour d’une conception «liquide» de l’humain, pose que notre nature dépend du dosage des humeurs sécrétées par nos glandes. Cette théorie perdure jusqu’à la Renaissance : l’homme en qui domine le sang (issu du cœur) est dit «sanguin /jovial». Si c’est le flegme qui domine (produit par le cerveau), il est dit «lymphatique». S’il émet beaucoup de bile jaune (issue du foie) il est «colérique», et s’il exsude de l’atrabile (issue de la rate) il est «mélancolique».
S’appuyant sur cette théorie, Jonathan Pêpe programme le logiciel d’IBM Watson pour que celui-ci calcule les pourcentages d’humeurs contenues dans les tweets. L’information obtenue est transmise en temps réel à l’engin qui, sur son fauteuil médical, frissonne et palpite de façon synchronisée avec les réseaux sociaux - les différents organes sont activés par envoi non pas de fluides mais d’air. Quand IBM Watson analyse que sur Twitter circulent des messages composés à 30 % de joie, le cœur artificiel se gonfle à environ 30 %. Ses ventricules tressaillent tandis que les ganglions de la rate synthétique oscillent sous l’action de messages contraires, chargés d’angoisse. Toute la machine s’agite, troublée par des émotions confuses. Pas une minute ne passe sans que les organes d’Haruspices ne bougent, sous l’effet des signaux transmis par les remous du monde. Jusqu’à ce que…
Vient le moment où les «réservoirs» d’humeur, remplis, atteignent la jauge d’intensité maximum. Brusquement, les organes sursautent. L’engin se met en transe. «Lorsque cette entité de métal de plastique et de silicone entre en phase dite de «paroxysme», la chorégraphie des organes s’unifie, explique Jonathan Pêpe. D’un seul coup, l’ensemble des organes se synchronise, se gonfle puis se dégonfle : une grande inspiration, puis une grande expiration. Le texte apparaît ensuite.» En réponse à l’«orgasme», la prédiction s’inscrit en lettres numériques, sur un écran au pied du fauteuil. «L’espacement entre les prédictions n’est pas régulier, car il dépend de la vitesse à laquelle les «réservoirs» se remplissent», explique Pêpe. Sur huit heures de fonctionnement quotidien, l’entité produit entre 30 et 50 prédictions. «C’est une machine alors nous, les humains, attendons d’elle un bon rendement.» Les prédictions sont faites à partir de mots-clés contenus dans les tweets. Souvent elles ne veulent rien dire : «Shiva trend computer», «It bring England», «Bitcoin stop square»… La Pythie ne délivrait-elle pas des messages tout aussi confus à ses visiteurs ?
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Face à elle, les réactions sont variées. «On m’a demandé si j’avais fait cette œuvre en prévision du coronavirus… On m’a dit que ma pièce était en elle-même une sorte de prédiction. Evidemment c’est faux, je ne suis pas un voyant», commente Jonathan Pêpe, qui note aussi des réactions de dégoût. Les viscères ont beau être «blancs, laiteux, translucides» (comme dans la scène de l’androïde décapité d’Alien), ils évoquent fortement la vivisection ou des «méduses échouées sur la plage». Curieusement, cet avatar d’humain inhumain, aux organes à ciel ouvert, suscite le plus souvent l’envie d’une caresse : «Les gens ont souvent envie de toucher, raconte l’artiste. Certaines personnes tentent même de planter leurs ongles long et pointus dans les parties en silicone, évidemment il ne faut pas faire cela car ça met le fonctionnement de l’œuvre en péril.»
(1) «Haruspices» sera visible dans une adaptation de l’exposition «Maquina Loca» (qui a eu lieu à Madrid en mars) du 24 juin au 15 septembre 2021 à l’iMAL (Bruxelles). Commissaire d’exposition : Charles Carcopino.