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Machines à serrer les fesses

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Imaginez une machine molle, composée pour partie de boudins demi-turgescents qui se frottent avec des mouvements doux... Elle fait partie de l’exposition «Maquina Loca», qui met en scène des machines inquiétantes, lubriques ou paranoïaques.
«Machine with Pink» d'Ujoo + Limheeyoung. (DR)
publié le 20 mars 2021 à 9h04

«L’homme aurait-il enfanté un monstre qui le dévore Pour Charles Carcopino, commissaire artistique du festival Canal Connect, les machines font maintenant intrusion dans les domaines les plus intimes de nos vies privées. Sous le titre Maquina Loca (Machine folle), la première édition de son festival rassemble, en ce mois de mars, 21 œuvres électro-numériques placées sous le signe du malaise. Il y a par exemple Surveillance Camera de Dries Depoorter, un algorithme d’apprentissage machine (autrement dit une IA, intelligence artificielle) qui scanne le lieu d’exposition et décrit tout d’une voix robotique. Rien ne lui échappe, ce qui permet de réaliser avec effroi le niveau de précision des systèmes de reconnaissance automatisés…

Il y a aussi une machine qui rêve d’une espèce disparue, la nôtre. Elle raconte l’extinction de cette espèce et elle hallucine sa propre émergence sur une planète dévastée. «Pour créer cette machine, l’artiste Grégory Chatonsky a repris une étude scientifique californienne de plus de 20 000 rêves ayant nourri une IA», explique Charles Carcopino.

C’est aussi une IA qui fait fonctionner l’œuvre de Justine Emard : programmée pour reproduire le comportement des abeilles, elle anime une installation nommée Supraorganism, composée d’instruments en verre robotisés qui «plongent le visiteur dans une atmosphère prédictive». L’installation détecte les humains, s’adapte à leur présence et les intègre à ses calculs pour livrer un aperçu de futurs possibles qui, parfois, sont des futurs où nous n’existons plus. La fin du monde se profile derrière ces machines mues par des neurones synthétiques. Charles Carcopino : «Stephen Hawkins nous avait alertés du fait que le développement de l’IA pourrait être à la fois le plus grand événement de l’histoire de l’humanité, mais également l’ultime. Quand on parle d’intelligence, l’idée qu’elle soit démunie de conscience est particulièrement effrayante.» Le commissaire artistique s’inquiète de ce que les IA soient maintenant lâchées en roue libre. Leur utilisation dans les opérations boursières automatisées pourrait très bien déboucher sur un krach mondial.

Technologie sans conscience…

La pensée ne contrôle plus rien, désormais c’est la technologie qui opère, détournant la société de toute rationalité, ainsi que le souligne Carcopino : les machines sont devenues les expressions d’un inconscient collectif dément, aussi dément que ces flux d’images mêlant sexe et violence qui sont chaque jour téléchargées par millions sur le réseau. «Cela contribue aussi, je pense, à ce sentiment de développement d’une réalité irrationnelle.» Sur les écrans, des images de sang ou de sperme (peu importe) alimentent des systèmes de statistiques et de pronostics qui calculent les comportements humains avec un degré de précision toujours plus pointu. La vie n’est plus, pour ces machines, qu’une simulation en probabilité. Les œuvres de l’exposition Maquina Loca éclairent cette réalité sous un jour terrifiant. La plus emblématique d’entre elles s’appelle d’ailleurs Machine with Pink – «Machine avec du rose» –, par allusion polysémique au rose des muqueuses dans les films X et au rose des intestins dans les boucheries industrielles. Qu’est-ce qui sépare les deux ?

… n’est que ruine de l’âme

Créée par un couple de jeunes coréens, Ujoo + Limheeyoung, Machine with Pink est une œuvre cinétique qui articule 36 tubes phalliques en silicone rose, maculés de traces, et des roues d’acier chromé tournant à des vitesses différentes. Les boudins couleur chair, entraînés par le système, se frottent, se caressent et s’agglutinent avec des mouvements lents, aléatoires, en mimant dans le vide un processus de copulation. «Nous voulions représenter de façon directe et brutale l’aspect erratique des désirs humains, expliquent les artistes. Mais l’œuvre représente aussi les systèmes oppressifs d’aujourd’hui : les masses de silicone ne bougent pas d’elles-mêmes.» Passivement, elles se laissent entraîner par la rotation implacable du dispositif.

Pour Charles Carcopino, Machine with Pink pose une question : «Pouvons-nous réellement être heureux dans une réalité insensée et irrationnelle où des choses qui vont à l’encontre de toute bonne pensée ou norme se produisent quotidiennement La combinaison de matières molles et de froid mécanisme, d’émotions qui se tordent et d’engrenage aveugle, donne effectivement le frisson.

Avide, à vide

«L’idée de cette machine silencieuse nous est venue en lisant le livre de Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Il y avait un passage qui disait : «Plus nous l’écoutions, plus il devenait évident que son incapacité à parler procédait d’une incapacité à penser, plus précisément de penser en se mettant à la place de l’autre. Aucune communication n’était possible avec lui.» Nous voulions créer une machine qui suggère l’incapacité de penser. Nous avons donc réglé la vitesse de mouvement très basse, afin que la friction des organes de silicone élastiques dégage une impression maximale d’érotisme.» Ainsi que le suggèrent à demi-mot les artistes, quand une machine ne semble animée que par les ressorts d’obsessions sexuelles, elle donne l’impression d’être sans cerveau. Elle veut juste satisfaire un désir inlassable, qui tourne à vide. Elle est avide. Elle est dévorante. Et les humains qui l’ont créée ne pourront bientôt plus l’arrêter.

Maquina Loca, exposition présentée dans le cadre de Canal Connect, festival du 5 au 14 mars aux Teatros del Canal, à Madrid.