Des œuvres du célèbre Kent Monkman à Paris, cela ne s’était pas vu depuis son opération coup de poing «La Belle et la Bête» au Centre culturel canadien, en 2018. Kent Monkman est de retour, plus transgressif et bandant que jamais. Visibles jusqu’au 16 mai sur rendez-vous à la galerie Ruttowski;68, deux de ces derniers tableaux sont à l’honneur d’une exposition intitulée Le rêve de la femme du pêcheur (par allusion à l’estampe pornographique de Hokusai montrant une femme sucée par un poulpe). Montée par Steven Pollock, l’exposition porte sur «la prolifération des pratiques polyérotiques dans l’art». On peut y voir des dessins ou gravures explicites de Bellmer, Crumb et Warhol mais surtout deux tableaux récents de Kent Monkman, mettant en scène son alter ego Miss Chief Eagle Testickle (Mademoiselle Testicule Aigle en Chef), une créature androgyne, très bien montée, en cuissardes ou talons aiguilles, ornée de plumes bling bling .
Subversion en talons
Né en 1965 au Manitoba, Kent Monkman est un artiste visuel qui se filme et se peint dans des tenues affriolantes, seulement vêtu d’un pagne léger, la poitrine parée comme celle d’un guerrier Cri (Cree, en anglais) converti à la Love Parade. Il est scandaleusement beau, ultra-kinky mais surtout très drôle. Son nom de scène est bien sûr un jeu de mots sur mischief - «espiègle». Bien qu’il milite depuis plusieurs décennies pour la reconnaissance des peuples autochtones au Canada, Kent Monkman ne le fait jamais sans une part de légèreté moqueuse. Ses tableaux, par exemple, détournent volontiers les grands classiques de la peinture occidentale, qu’il revisite à l’aune d’un discours politique portant non seulement sur la colonisation de l’Amérique mais sur la répression sexuelle. Lorsqu’il s’inspire d’un tableau de grand maître, c’est donc souvent pour y mettre en scène des Indiens aux longs cheveux et aux érections non moins longues.
L’indigène joue les divas
Dans ces tableaux, Miss Chief occupe la place centrale, celle d’une créature en escarpins sortie tout droit de la tradition des berdaches. Le mot «berdache» – remplacé en 1990 par l’expression «bispirituel» (two-spirited) – désigne ces personnes ambiguës, des hommes habillés en femmes (ou le contraire), auxquelles certaines populations indiennes accordaient le statut d’êtres liminaires. Ils /elles pouvaient exercer la fonction de guérisseuses, médiums ou médiateurs… fonction jugée si importante que des fêtes rituelles leur étaient dédiées. En 1830, un peintre de Pennsylvanie connu pour se mêler aux dernières tribus d’Indiens survivants documente ainsi une Danse des berdaches dans un village de la nation Sac. Le peintre s’appelle Georges Caitlin. Il note : «C’est une des coutumes les plus inexplicables et les plus dégoûtantes que j’aie jamais rencontrées dans le pays indien […] Je souhaiterais qu’elle puisse disparaître.» C’est ce texte qui donne naissance à Mademoiselle Testicule.
Renverser le point de vue
En réaction à la violence des mots écrits par Caitlin, Kent Monkman décide de créer son double, sous la forme d’un «être non-binaire», capable de renvoyer aux Blancs leur regard mais purifié de tout mépris, de toute condamnation morale. Miss Chief est née, sous les traits d’une diva libertaire. Tantôt proie lascive, tantôt dominatrice, elle exerce sur les Blancs un pouvoir d’attraction telle qu’ils se mettent à genoux pour la sucer, puis quémandent la fessée, honteux et trempés. Ses partenaires sont de mignons blondinets en uniforme, subjugués par son sex-appeal. «Grâce à Miss Chief, Kent Monkman renverse les rapports de force, explique Steven Pollock. En mettant à ses pieds les membres (sic) de la Police Montée Royale du Canada (RCMP), l’artiste montre que les nations premières peuvent se réapproprier le pouvoir.» Ce pouvoir, c’est celui qu’exercent les êtres «dépravés» : le pouvoir de la séduction qui va souvent de pair avec la corruption.
Projection fantasmatique
Bien décidé à corrompre l’art occidental, Kent Monkman fait de Miss Chief l’héroïne de tableaux pompiers (dans tous les sens du terme) qui dévoient le sens des images dont il s’inspire. Sa stratégie est la suivante : s’appuyant sur l’idée énoncée par Caitlin, que les «sauvages» sont des êtres dissolus, aux mœurs déréglées, Kent Monkman en fait le thème porteur d’une œuvre qui s’amuse de cette projection fantasmatique et en force la logique… jusqu’à l’outrance. Puisque les hommes européens se croient purs et innocents, pourquoi ne pas les mettre en scène comme des puceaux fascinés ? Kent Monkman s’empare de l’esthétique léchée des grandes fresques classiques. Il s’agit pour lui d’envahir ce territoire, par retournement de situation. De s’en rendre maître. Il veut montrer que le fantasme de l’homme européen vertueux, intact et innocent (par opposition à l’Indien pervers) n’est que l’expression d’un désir éperdu d’émancipation.
Plug anal
Miss Chief n’est cependant pas qu’une icône subversive. Au fil du temps, Kent lui invente une histoire, lui attribue des dons surnaturels et notamment ceux du Coyote, l’animal-dieu-trompeur, une figure bien connue des mythes et légendes des peuples indigènes d’Amérique du Nord. Malicieux, rusé, le coyote est une force destructrice à l’œuvre au sein de la création. Il trouve un plaisir évident à provoquer des troubles. Comme lui, Kent Monkman s’amuse à faire scandale : en 2016, il lance une série de plugs anals appelés Mains en prière de Miss Chief. Ce moulage de mains jointes, qui imitent celles d’un chrétien en oraison, constitue une réponse «ludique, quoique pénétrante» à l’idée de la réconciliation entre les peuples. Ainsi que Kent le formule avec irrévérence, il est temps pour les «Indigènes» de rendre aux Européens ce cadeau qu’on leur a fait de «la paix du seigneur».
Trudeau fisté par Miss Chief
En 2020, Kent Monkman fait de nouveau scandale : il met en ligne sur son compte Twitter une photo de son dernier tableau – Hanky Panky – dans lequel Miss Chief s’apprête à sodomiser un homme ressemblant à Justin Trudeau à l’aide d’un plug (le fameux plug des Mains en prière). Façon de rendre à Trudeau la monnaie de sa pièce. Le Premier ministre canadien a en effet parlé de «résilience» indigène, dans un discours pour présenter des excuses aux peuples indigènes, qui met Monkman hors de lui. Trop longtemps, on a demandé aux survivants de se remettre des abus, de pardonner les viols, les meurtres et les déplacements forcés de population. Dans une interview à Ici Radio Canada (article signé par Ismaël Houdassine), il explique : «Quand Trudeau envoie la GRC [Gendarmerie Royale du Canada] pour arrêter des membres des Premières Nations qui veulent protéger leurs terres, nous sommes très loin de la réconciliation. La réconciliation n’a de vérité que si nous voyons des actes de restitution, ce qui est aujourd’hui loin d’être le cas.»
Exposition The dream of the fisherman’s wife (réservée aux adultes), jusqu’au 16 mai à la Ruttkowski;68 Gallery, 8 rue Charlot, 75003 Paris. Sur RV. Commissaire d’exposition : Steven Pollock.