Rarement l’expression «faire l’amour comme une bête» ne se vérifie autant que dans l’ouvrage vibrant et survolté de Thierry Lodé, professeur d’écologie évolutive à l’université de Rennes. Publiée aux éditions Odile Jacob, son Histoire naturelle du plaisir amoureux plonge aux origines des ébats les plus sauvages, qu’il remonte jusqu’aux premières éjaculations mâles et femelles dans l’océan primitif. Son but : en finir avec l’idée dogmatique selon laquelle les animaux choisissent leurs partenaires pour «maximiser» leur nombre de descendants. Non, les animaux ne sont pas mus par des logiques de performance. Leur instinct ne vise ni le «succès reproducteur», ni même la survie de l’espèce. Au contraire : «Le sexe est certainement la plus mauvaise façon de laisser une descendance. Il serait bien plus aisé de se reproduire sans sexe, silencieusement à la façon bactérienne, en se divisant répétitivement en des organismes sœurs, multipliant une population sans émoi et sans efforts», explique Thierry Lodé qui attaque la notion de «causes finales» au fil d’une démonstration à la fois pointue et jouissive.
Naturaliste méticuleux, le biologiste s’interroge : «Comment l’évolution a-t-elle introduit le plaisir ?». Sondant l’énigme de l’«épuisante excessivité des émotions», Thierry Lodé commence par balayer quelques idées reçues : du point de vue de la reproduction, le sexe et son corollaire, le plaisir, ne servent à rien. Rien n’indique qu’un orgasme puisse promouvoir une meilleure progéniture ni même optimiser la sélection d’un partenaire. L’idée selon laquelle cela renforcerait les liens du couple est également irrecevable. La «multiplication des copulations et des séductions chez la plupart des espèces» contredit clairement cette théorie. Réfutant tout lien entre descendance et plaisir, Thierry Lodé dresse la fresque d’un monde déréglé, saisi par la fièvre, où le désir se fait le moteur des plus stupéfiantes aberrations et où le goût (ou pas) pour les galipettes non seulement entrave la diffusion des gènes mais peut même conduire à l’extinction.
Les animaux ressentent-ils le plaisir ?
«Pourtant, 95% des êtres vivants eucaryotes pratiquent le sexe», s’étonne l’auteur qui insiste, preuves à l’appui, sur l’exultation tangible des amants à poils et à plumes. Evoquant «la félicité de l’écrevisse, l’extase du grillon ou la volupté du ver de terre», Thierry Lodé rapporte les résultats des derniers travaux en matière de jouissance animale. Lorsqu’on mesure les spasmes, la fréquence cardiaque, la lubrification, la tumescence génitale et même l’émission d’hormones chez les furets, les primates, les reptiles, les poissons ou les oiseaux, force est de constater qu’ils semblent tous avoir une «réponse orgasmique» à des stimulations. «Il a même été démontré que l’éjaculation expérimentale provoquait l’activation des neurones Crz, et que, par conséquent, elle était gratifiante chez les mouches drosophiles.» La mouche jouit, c’est désormais notoire. Et pas que la mouche mâle.
La vrille du colvert : arme de séduction ?
Rien ne semble mieux partagé que la volupté. Dans toutes les espèces où les mâles exhibent des organes «emphatiques», les femelles «sont dotées de papilles formant un tubercule analogue au clitoris», dit Lodé, en citant pêle-mêle les cas d’autruches, marsupiaux, rats ou tortues capables de mouiller. Reste à savoir pourquoi. En vue d’éclairer sa fonction secrète, le biologiste propose d’en finir avec quelques idées reçues concernant la jouissance : on a trop longtemps cru que l’homme était le seul détenteur de ce privilège. On croit encore toujours que la copulation animale n’est qu’une forme particulière de la lutte pour la vie. Faux, rétorque l’auteur qui s’appuie sur le cas surprenant des canards colverts, connus pour leur impressionnant pénis spiralé. S’agit-il d’un atout sur le plan de la sélection naturelle ? Pas vraiment, explique l’auteur, soulignant que les canards TBM (très bien membrés) ne sont pas forcément les «mieux pourvus dans la fécondation». Et pour cause : durant la danse de séduction, le mâle n’exhibe pas ses attributs qui restent parfaitement invisibles. «La grandeur du pénis a peu d’impact sur sa performance reproductive.» La femelle ne le voit pas. Quand elle convole avec un mâle, il se sert de son pénis comme d’un crochet pour prendre le contrôle, mais cette ruse elle-même n’a pas grand effet car la femelle possède un «cloaque labyrinthique», un «vrai dédale de plis» permettant d’éviter la fécondation. En cas de pénétration forcée, la femelle peut donc non seulement piéger l’organe phallique dans un cul-de-sac, mais le tordre méchamment dans une douloureuse direction anti-horaire. Et si, par malheur, une femelle se fait fertiliser par un mâle qui refuse de prolonger le badinage, elle pond ses œufs puis les abandonne afin d’aller convoler ailleurs. Délaissant l’incubation, il arrive donc que la femelle «annule la descendance d’un géniteur trop pressé pour séduire». Conclusion : la nature n’est ni bien ni mal faite. Elle est un ensemble ahurissant de contradictions, de gaspillage et d’improductivité.
«Qu’y a-t-il de plus saugrenu que le sexe ?, se demande Thierry Lodé. Quelle incongruité a pénétré l’évolution biologique pour avoir ainsi verrouillé notre vitalité dans un mécanisme aussi complexe qu’insensé ?» Balayant d’un revers de manche le mythe d’une «programmation» rationnelle cachée dans les jeux de conquête, le biologiste propose de voir le plaisir comme une force qui conditionne l’histoire évolutive du vivant. Ce n’est pas la reproduction qui nous guide, insiste-t-il, mais la pâmoison. «Si, sans plaisir, la puissance d’exister s’amenuise, n’est-ce pas que le ravissement est nécessaire à sa biologie ?»