A la naissance, un médecin regarde le sexe apparent du nouveau-né puis énonce : «C’est une fille /C’est un garçon.» Une personne désirant changer de sexe est tenue de confirmer qu’elle a bien intégré son «rôle». Pour le dire plus clairement : devant le juge, sa subversion doit se manifester comme une soumission. Ainsi que la chercheuse Marie-Xavière Catto le formule : les personnes trans «sont appelées, au moment où elles défient l’ordre social du genre, à en valider caricaturalement la pertinence». Dans un ouvrage intitulé la Bicatégorisation de sexe (1), une poignée d’historiennes et de sociologues étudie l’histoire en France de ce rapport conflictuel entre l’assignation de sexe et la législation française. Cette publication interroge l’intérêt de mettre «Monsieur» ou «Madame» dans les papiers d’identité. Est-ce vraiment nécessaire à une époque où les deux sexes – théoriquement égaux en droit – sont censés être traités de la même manière ? Les mentions «couleur de peau» et «religion» n’existent pas en France. Si les juges, les fiscalistes et les médecins sont censés traiter les gens de la même manière (quelles que soient leurs opinions, leurs origines ou leur anatomie), pourquoi toujours nous demande-t-on de cocher «F» ou «M» dans les formulaires ?
Pour Julie Mazaleigue-Labaste et Marie-Xavière Catto, qui ont codirigé l’ouvrage, la réponse tient en deux phrases : «Chacune et chacun d’entre nous a été assigné à une catégorie de sexe à la naissance, selon une logique binaire (homme ou femme). Mais cette assignation initiale n’est pas sans effet sur les personnes ; elle est même précisément instituée afin de produire des effets, qui sont sa raison d’être.» Pour les deux chercheuses, l’opération de bicatégorisation a une finalité normative. Il s’agit d’organiser la société autour d’une différence. Pourquoi celle-là plutôt qu’une autre ? Quels sont les effets de ce régime «séparatiste» sur les individus ? Est-il possible de contourner ou de contester la bicatégorisation ? Parmi les contributions du livre, celle que Marie-Xavière Catto (enseignante en doit public à la Sorbonne) consacre à l’état civil des trans est extrêmement éclairante. Ainsi que la chercheuse le souligne, «l’état civil ne sert pas à identifier des personnes. Il a pour fonction de créer des identités qui, une fois créées, doivent permettre de classer et normer les personnes». Sa démonstration repose sur l’analyse des décisions de justice concernant le changement de sexe.
Reportage
«Doigts de fée»
Au milieu du XXe siècle, lorsqu’il devient possible de modifier l’apparence des organes génitaux, les juges sont bien embarrassés, dit-elle : les trans réclament la rectification de leurs papiers au nom de l’ordre public. Jusqu’ici, les gardiens de la loi veillaient à ce que la morphologie d’une personne corresponde à sa civilité. Afin d’obtenir gain de cause, beaucoup de trans «surinvestissant la dimension stéréotypée de leur apparence et de leur comportement pour montrer leur détermination». Certains juges résistent, affirment que le «vrai» sexe est chromosomique. D’autres, au contraire, acceptent de rectifier l’état civil des trans au nom d’une «nécessaire correspondance» entre l’apparence physique et le sexe mentionné dans les pièces d’identité. Mais ils exigent des preuves. Jusqu’en 2016, en France, les trans ont pour obligation de changer de sexe à la fois par la chirurgie et/ou traitement hormonal et par le paraître : l’individu doit non seulement modifier son corps de façon irréversible mais se conformer à l’image caricaturale de son sexe d’appartenance.
Les personnes trans doivent fournir des photos ou des témoignages attestant qu’ils se travestissaient très jeunes. Il est par ailleurs indispensable qu’elles se montrent aux juges, afin que ceux-ci évaluent leur niveau de conformité. Pour justifier leurs décisions, certains juges écrivent que le requérant «présente une chevelure longue et abondante […], des seins d’allure féminine normalement implantés et de volume moyen». C’est aujourd’hui une «jolie fille longiligne, de taille moyenne 1,67 mètres et 53 kilos». Plus l’individu trans «passe», plus il confirme les stéréotypes, plus grandes sont ses chances d’obtenir un changement d’identité. Marie-Xavière Catto en donne un aperçu truculent. Bien qu’ils datent des années 1990 ou 2000, les rapports d’expertise qu’elle cite dans son texte semblent s’inspirer des manuels d’éducation les plus rétrogrades. Les experts, par exemple, mentionnent que tel requérant tient le ménage de son ami, en «faisant la cuisine, la lessive et le repassage» et que tel autre «se comport[e] comme une femme d’intérieur particulièrement raffinée, possédant des “doigts de fée” dans une maison exceptionnellement bien tenue».
Stéréotypes de genre
«D’autres juges relèvent que la personne jouait “au football”, qu’elle a exercé plusieurs métiers “essentiellement masculins, tel celui de soudeur ou de manutentionnaire”», note la chercheuse, qui souligne l’aspect parfaitement éculé de ces jugements. En 2016, au moment même où la loi française est modifiée concernant les trans (ils ne sont plus tenus de subir une réassignation chirurgicale de sexe ni de se faire stériliser), le Défenseur des droits soulève le problème : il ne faudrait pas que l’évaluation entérine des stéréotypes de genre «au motif que la personne ne serait pas suffisamment “femme” ou “homme” sur la base de perceptions relevant de l’ordre des préjugés». Mais, dans ce cas comment faire ?
Pour Marie-Xavière Catto, il faudrait en finir avec les mentions de sexe dans l’état civil car elles favorisent l’inégalité entre les sexes. «L’apparence extérieure est progressivement devenue le critère essentiel dans les décisions de changement de sexe» et le critère du paraître force les trans à s’inscrire dans le cadre binaire d’un monde où les individus doivent choisir : soit femme (douce, soumise), soit homme (dur, dominant). Rien au milieu, ni au-dehors, «parce que juridiquement il n’existe toujours que deux sexes».
(1) La Bicatégorisation de sexe Entre droit, normes sociales et sciences biomédicales, sous la direction de Marie-Xavière Catto et Julie Mazaleigue-Labaste, avec la collaboration de Laurence Brunet, éditions Mare & Martin, 2021.