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Injustice

«Une violence managériale sans nom» : à Nancy, deux salariées voilées d’une asso sociale menacées de licenciement

Deux jeunes femmes voilées de l’association nancéienne voient leur poste menacé par une nouvelle clause «neutralité» dans le règlement de l’entreprise. Une mobilisation est prévue mercredi 2 octobre pour demander son retrait.
Les deux salariées sont en arrêt maladie. (Amaury Cornu/Hans Lucas)
par Ophélie Gobinet, correspondante à Strasbourg
publié le 26 septembre 2024 à 20h02

«On touche à nos valeurs, on touche à nos collègues.» Le regard de Karine (1) traduit un certain malaise. Travailleuse sociale au sein de l’Association accueil et réinsertion sociale (ARS), à Nancy (Meurthe-et-Moselle), Karine, comme une dizaine d’autres agents, a décidé de se mobiliser pour soutenir deux de ses collègues. Contre une mesure qu’elle estime injuste. Au début du mois d’août, un nouveau règlement intérieur entre en vigueur au sein de l’association. A la page 11 de ce document que Libération a pu consulter, un paragraphe qui n’y figurait pas avant, intitulé «neutralité». On peut y lire que l’association assure une mission de service public déléguée par l’Etat, «ce qui impose d’assurer l’obligation de neutralité du personnel» et que «les missions s’exercent dans le respect du principe de laïcité». De fait, tout port de signes religieux pendant le temps du travail est interdit.

Les deux collègues de Karine se retrouvent directement concernées : elles portent le voile. Au retour de leurs congés, les deux jeunes femmes âgées d’une vingtaine d’années découvrent le nouveau règlement intérieur et sollicitent une entrevue avec la direction. «Elles ont demandé de leur propre chef ce qu’il allait advenir de leur situation», se souvient Céline, une salariée. Trois propositions leur sont faites oralement : retirer leur voile, la rupture conventionnelle ou le licenciement. Embauchées depuis trois ans pour l’une, quatre ans pour l’autre, les deux jeunes femmes, qui n’ont pas souhaité s’exprimer, sont en arrêt maladie depuis une dizaine de jours. Mais au sein de l’ARS, leurs collègues font bloc.

Mobilisation «historique»

Mardi 24 septembre, une assemblée générale a réuni près de 100 personnes pour demander à la direction de revenir sur sa décision et retirer cette clause jugée «stigmatisante» et «discriminatoire». Pour Philippe Blouet, éducateur spécialisé depuis vingt-cinq ans au sein du Pôle asile et délégué syndical, cette mobilisation est «historique» dans l’histoire de cette association de 350 salariés qui existe depuis 1979. Il parle d’une «violence managériale sans nom». «Elles ont été embauchées avec leurs voiles. L’une d’elles avait même effectué un stage au sein de l’association avant son embauche, déjà avec son voile. Ça n’avait posé problème à personne», explique-t-il. Lorsqu’en février, la nouvelle version du règlement intérieur est soumise au CSE de l’association, Philippe Blouet tique : «J’ai dit à la direction qu’elle se tirait une balle dans le pied.» Le CSE se prononce contre le règlement intérieur.

Pourquoi cette modification du règlement intérieur ? Et pourquoi maintenant ? Rémi Bernard, directeur de l’ARS, avance que ce changement du texte est «la suite logique» qui complète la modification des statuts de l’association en 2023. Dotée d’un conseil d’administration et d’un conseil de surveillance, une gouvernance jugée peu lisible par les partenaires et notamment l’Etat, l’ARS choisit un mode de gouvernance plus classique avec un seul conseil d’administration. Valérie Jurin, enseignante et présidente de l’association depuis l’an dernier, ancienne adjointe à la mairie de Nancy pendant vingt ans (Mouvement radical) et ancienne vice-présidente de la métropole du Grand Nancy pendant trois ans, estime pour sa part que la neutralité doit s’exercer dans le cadre du travail social et que le visage de la France que les demandeurs d’asile voient en sollicitant les services de l’ARS «soit celui-là», précise-t-elle à Libération. Elle nous tend un guide pratique du fait religieux dans les entreprises privées où a été souligné au fluo violet le passage relatif à la loi n°2021-1109 du 24 août 2021. Le texte prévoit que les organismes chargés d’assurer l’exécution d’un service public sont tenus de veiller au respect des principes de laïcité et de neutralité.

Tatouage en forme de croix

«Ce sont de très bonnes professionnelles», reconnaît Valérie Jurin, qui indique que le dialogue avec les deux salariées n’est pas fermé. La présidente de l’association cite l’exemple d’un agent dont l’avant-bras arbore un large tatouage en forme de croix : «Il a accepté de le couvrir», affirme-t-elle. Mais si les deux salariées maintiennent leurs positions et décident de conserver leurs voiles, Valérie Jurin estime qu’elles «vont avoir du mal à trouver un emploi» dans les services de demandeurs d’asile d’autres associations. Rémi Bernard, le directeur, se défend de toute islamophobie : «Cela fait trente-sept ans que je travaille dans le social», argue-t-il. Il évoque un public «fragile», «en difficulté», et qu’il est nécessaire de «respecter la liberté de conscience de chacun».

Les deux salariées n’ont pas encore décidé si elles allaient saisir la justice. Une mobilisation est prévue mercredi 2 octobre pour demander le retrait de la clause de neutralité. Céline, l’une des salariées, revient sur le public dont parlait le directeur : «Parmi les gens qu’on accompagne, il y en a qui ont fui leur pays pour des raisons de stigmatisations religieuses. C’est ça l’exemple qu’on leur montre ?»

(1) Les prénoms des salarié-e-s ont été changés.