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Vie chère en Martinique : «J’aimerais sortir, mais le reste à vivre est tellement insuffisant que j’abandonne l’idée»

Alors que le ras-le-bol contre la vie chère ne cesse de croître sur l’île, trois habitants nous racontent leurs difficultés à boucler leurs fins de mois, entre privations et système D.
Au grand marché couvert de Fort-de-France (Martinique), le 28 avril 2022. (Dpa. Getty Images)
par Léa Mormin-Chauvac
publié le 20 septembre 2024 à 11h04

Des violences ont de nouveau éclaté dans la nuit de mercredi à jeudi 19 septembre en Martinique, notamment à Fort-de-France, malgré l’entrée en vigueur d’un couvre-feu partiel. Douze personnes ont été interpellées, selon la préfecture. Ces tensions naissent d’un ras-le-bol contre la vie chère, dans le souvenir d’une grève générale qui avait paralysé l’île il y a quinze ans. Comme dans les autres départements et régions d’outre-mer, le coût de la vie en Martinique y demeure bien plus élevé qu’en métropole. Libération a interrogé trois Martiniquais qui nous racontent leurs difficultés.

«Quand on est une famille nombreuse, on souffre»

Maëva de Aza, 33 ans, préparatrice en pharmacie, trois enfants, 1 900 euros par mois

«La vie chère, je m’en souviens tous les jours, en préparant le petit déjeuner des enfants, avec des briques de lait à 1,40 euro. Je dépense au minimum 100 euros de courses par semaine dans des magasins discount. On se prive de viande, je n’en mange plus comme avant. J’essaie d’acheter des fruits et des légumes une fois dans le mois. Quand on est une famille nombreuse, on souffre. C’est un cercle vicieux, ça ne finit jamais, je passe ma vie au supermarché. Je dis aux enfants de bien manger à la cantine, où ils peuvent avoir une entrée, un plat de résistance et un dessert.

«Les loisirs sont limités, puisque le budget est serré. Même pour aller au cinéma, je réfléchis, parce que ça revient quand même à 33 euros pour quatre places. Parfois, j’aimerais prendre une babysitter pour sortir, mais le reste à vivre est tellement insuffisant que j’abandonne l’idée. Une fois que j’ai payé mes prêts et le loyer, il me reste 900 euros, 1 000 euros si j’arrive à bien gérer, mais avec le prix de l’essence, 40 ou 50 euros par semaine, c’est compliqué. Il n’y a pas de bus qui passe devant chez moi, il faudrait que je marche trente minutes sous le soleil avec les enfants pour prendre ensuite [un autre bus] et arriver à Fort-de-France.

«Quant à l’électricité, je payais avant 190 euros pour deux mois, la dernière facture que j’ai reçue est à 258 euros, alors que je suis peu chez moi. Les factures d’eau sont passées de 300 à 450 euros tous les six mois. C’est pas une vie, je suis obligée de demander de l’aide.»

«Si ça continue, on ne pourra plus donner à manger à nos enfants»

Stéphanie Etienne, 41 ans, bénéficiaire du RSA, trois enfants, 1 200 euros par mois

«Je dépense 300 euros et quelques par mois de courses alimentaires, plutôt en hypermarché discount. Je surveille les promotions sur la viande ou le poisson, je suis à l’affût. Parfois, j’ai recours au système D, ma famille peut donner des légumes, des choses comme ça. J’ai le sentiment de me priver au niveau des loisirs, du cinéma, des restaurants, c’est vraiment en de rares occasions. Malheureusement, il est déjà arrivé que mes enfants veuillent faire des activités extrascolaires et que je doive refuser.

«Notre dernier voyage en famille remonte à 2022. Au niveau des charges d’électricité c’est compliqué, j’ai eu 190 euros de lumière l’année dernière. J’ai déjà dû avoir recours à une assistante sociale pour payer des factures d’électricité qui s’accumulaient. Heureusement, j’ai droit à la CMU. Au quotidien, la vie chère se vit au niveau des courses, il y a deux ou trois ans je pouvais faire 150 euros de courses et on avait un chariot bien rempli, aujourd’hui pour la même somme je dois refaire des courses au bout de quinze jours. Par rapport à 2009 [année des grandes grèves contre la vie chère, ndlr], j’ai l’impression que tout a augmenté, au niveau de l’alimentaire, des charges d’électricité, d’eau. Moralement, c’est difficile. Tu veux faire plaisir à tes enfants, ils te demandent des choses, et tu n’es pas en mesure de les leur donner. Je soutiens le mouvement contre la vie chère, pas sur la forme mais sur le fond, parce que je me dis que, si ça continue comme ça, on ne pourra plus donner à manger à nos enfants.»

«Nos clients n’ont plus de pouvoir d’achat»

Ophély Secret, 36 ans, à la tête d’un commerce de détail à Fort-de-France, sans enfants, 2 500 euros par mois

«Mardi, la fondatrice de l’association Label Foyal a lancé un appel en disant que ce serait bien de fermer les boutiques du centre-ville en signe de soutien au mouvement contre la vie chère. J’ai trouvé ça sympa de pouvoir se présenter aux manifestants devant la préfecture de Fort-de-France, d’avoir l’opportunité de discuter, c’était très collégial.

«Les gens sont là pour protester, mais n’étaient pas en colère. Les commerçants sont harcelés pour parler des violences, alors qu’on ne ferme pas pour protester contre les violences mais bien contre la vie chère. Parce qu’en tant que commerçant, on subit deux fois les conséquences de la vie chère puisqu’on est aussi consommateur. On n’a pas la même TVA, et en plus on paye un octroi de mer. Si je paye une facture chez un fournisseur en France, je suis exonérée de TVA, mais je la paye en Martinique.

«Après le Covid, les prix d’achat des marchandises et ceux du transport ont doublé, voire triplé. Déjà qu’on vit dans un monde super concurrentiel avec les achats sur Internet, mais avec les taxes et l’octroi de mer, on est d’autant plus impactés par ces histoires de vie chère. Nos clients n’ont plus de pouvoir d’achat. Le premier poste de dépenses, c’est la survie, la nourriture. Les loisirs et les plaisirs viennent forcément après. Le panier moyen d’une cliente a été divisé par deux. Je vois que mes clientes jonglent avec leur budget. Depuis 2009, je n’ai pas observé de différences significatives sur les prix. La grande distribution a repris ses mauvaises habitudes.»