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Urbanisme

Dialogue entre les architectes Paul Chemetov et Marc Mimram : «Les bâtiments actuels sont des m² au lieu d’être des m³ de sens»

La crise et ses dégâtsdossier
Dialogue entre l’architecte et urbaniste Paul Chemetov et l’ingénieur et architecte Marc Mimram qui signent à quatre mains «Construire», petit traité philosophique qui interroge la responsabilité des bâtisseurs à l’heure où la crise écologique implique de repenser l’acte même de bâtir.
Paul Chemetov et Marc Mimram, dans l'atelier de l'agence AUA, à Paris le 28 mars 2023. (Audoin Desforges/Libération)
publié le 19 avril 2023 à 17h25

Faut-il arrêter de construire ? Ne plus faire que de la «réhabilitation» ? Décréter un moratoire sur les grands projets, défendre le «small is beautiful» ? Mettre «Jean Nouvel à la retraite !», comme le brandissent les étudiants en archi ? Mais comment loger les gens, pas seulement en France, aussi en Chine ?

Ces questions, Paul Chemetov et Marc Mimram se les posent depuis longtemps. Ils se sont rencontrés en 1976, à l’Ecole des ponts et chaussées : le premier, né en 1928, était le professeur du second, né en 1955. Ensemble, ils ont notamment bâti le ministère des Finances, la Galerie de l’évolution du muséum d’histoire naturelle et la Jetée de la Défense. Sans oublier l’Atelier Masséna, où Paul Chemetov, à qui l’on doit des milliers de logements sociaux en banlieue, a domicilié son agence, l’Atelier d’urbanisme et d’architecture (AUA). C’est dans ce cube de verre relié à un pavillon en meulière au milieu d’une forêt de bambous, à l’ombre des tours Duo de Jean Nouvel porte d’Ivry, qu’a eu lieu cet entretien. Il prolonge le dialogue noué dans Construire (éditions du Linteau), petit livre à la couverture brique qui se veut la clé de voûte de leur œuvre commune.

«Nous voudrions dire notre responsabilité dans un monde qui se transforme sous nos mains quelquefois destructrices, et dont la mutation est conditionnée par les projets que nous réalisons», écrivez-vous. Comment s’exerce cette responsabilité ?

Paul Chemetov : On ne peut pas faire comme si ce que nous faisons ne pèse pas des tonnes, et faire semblant que ça n’a pas de présence, que c’est transparent, évanescent et sans objet. Vous transformez les choses, vous transformez le monde, vous transformez les gens. Que vous le vouliez ou non. L’Immaculée Conception n’existe pas. Avec Marc, nous insistons sur la matérialité des choses. Un poids physique, un poids mémoriel aussi : quand Marc fait une voûte, il convoque la mémoire de toutes les voûtes.

Marc Mimram : On pourrait penser que l’architecture est irresponsable, alors qu’elle induit un processus de transformation qui implique le monde. Il n’y a rien dans ce que vous voyez autour de vous qui n’appartienne pas à la planète : le bois, l’aluminium, etc. Dès que l’architecte décide de construire quelque chose, il convoque l’ensemble de la planète. Quand vous prescrivez des logements avec une menuiserie en aluminium vous mettez en mouvement un système qui commence par l’extraction de la bauxite. L’architecte n’est pas hors-sol, il ordonne un processus qui peut être brutal. Ça commence par l’enfant qui travaille dans la mine de bauxite en Guinée jusqu’à l’enfant qui va jouer au ballon au pied de ces logements. La transformation de la ville est aujourd’hui bien sûr planétaire, mais elle est parfois violente.

Je construis des ouvrages dans le monde entier, souvent des ponts. On me demande comment je compte intégrer mon travail dans le paysage. De quelle intégration parle-t-on alors que la présence de l’ouvrage transforme radicalement le paysage ? C’est cette responsabilité-là qu’il faut évoquer, de l’extraction à la transformation du paysage. Elle ne s’arrête d’ailleurs pas là puisqu’il faut aussi penser à la reconversion et à la déconstruction.

Paul Chemetov : Longtemps a dominé une forme de mépris académique, celui de l’Ecole des beaux-arts dans sa splendeur, contre la «boue» de la construction humaine. L’un de mes professeurs à l’école disait le béton, c’est de la boue.

On y revient aujourd’hui, le béton est de nouveau sur le banc des accusés, mais pour sa nocivité pour l’environnement cette fois.

Marc Mimram : Il y a haro sur les matériaux. Tous sont déclarés inutilisables à cause de leur bilan carbone (béton, acier, verre…), à l’exception du bois. Je construis beaucoup en acier, qui est très émissif lui aussi. Le seul matériau qui soit considéré comme noble, c’est le bois. Mais si on construit tout en bois, la forêt naturelle va devenir un lieu de plantation, et la biodiversité va en pâtir. Donc, pour chacun des matériaux, il faut faire les efforts qui s’imposent. Là, nous essayons de faire un pont en pierre de façon contemporaine. L’acier se réinvente, le béton se décarbone.

En somme, il faut une mixité des matières.

Paul Chemetov : Par nature même. Un bâtiment ne peut pas être tout en bois, des vitres ne peuvent pas être en bois ! Les problèmes de feu, il n’y a que le béton qui les règle. La construction, comme la cuisine, est composite. Comme nous l’écrivons, construire, c’est donner forme. Cette collision de matériaux est dépassée par la construction du bâtiment, sa mise en forme. Sur un chantier, vous avez des sacs de ciment, du sable, des poutrelles en acier. Comment ce vrac se combine pour donner des maisons, des écoles, des hôpitaux ?

Et un bâtiment, c’est une œuvre collective pour vous. Vous insistez sur ce point, qui va à l’encontre d’une tradition française qui hiérarchise avec, au sommet de la pyramide, les architectes, puis les ingénieurs et, tout en bas, les ouvriers, c’est-à-dire les exécutants…

Marc Mimram : Les gens qui se lèvent tôt et ont les mains larges, quelle énergie, quelle intelligence, quel savoir-faire, quel amour ils mettent dans chacun des bâtiments ! Je regarde les bâtiments comme une mémoire concentrée, condensée, stabilisée par le bâtiment. Il y a la mémoire du travail, et c’est pour ça que nous sommes si attachés à la question constructive. Parce que construire, c’est un premier moment de partage et de regard sur ces savoir-faire.

Paul Chemetov : Il y a une locution en français : «la belle ouvrage». Cet ouvrage dont tout le monde est fier, ceux qui l’ont construit manuellement, ceux qui l’ont construit conceptuellement. Comme si ceux qui ne travaillaient pas manuellement ne travaillaient pas aussi conceptuellement. Et inversement !

Vous n’êtes pas jupitériens, on dirait…

Paul Chemetov : Puisque vous parlez de verticalité et de démocratie, nous vivons dans un temps où l’Etat fabrique des logements, des hôpitaux, des écoles, des bibliothèques, des infrastructures. Tout ceci, c’est nouveau. Traditionnellement, l’œuvre des savants, des sachants, c’étaient les châteaux, les prisons, quelques cathédrales. Les maîtres d’ouvrage, c’étaient les Louis et les Charles. On est passé de ce milieu restreint et cultivé à un temps plus urbain, plus démocratique. Nous sommes embringués dans la construction du tout, dans la responsabilité du tout.

Marc Mimram : Et la démocratie, c’est aussi prêter attention à la qualité de l’espace public, la manière de partager l’espace. Qu’est-ce qui aujourd’hui fait communauté ? C’est la qualité de l’espace public. L’architecture, ce n’est pas seulement bâtir, c’est bâtir entre.

Paul Chemetov : Qu’est-ce qui est entre les bâtiments, entre les gens, est partagé gratuitement et fait lien ? L’espace public. Le XVIe arrondissement et La Courneuve sont habités par des gens qui n’ont pas les mêmes revenus, le même décor. Mais il n’y a aucune raison que l’espace public de La Courneuve soit au rabais. Théoriquement, on enseigne le même français dans le XVIe et à La Courneuve, on prodigue les mêmes soins à l’hôpital Avicenne de Bobigny et à l’hôpital Georges-Pompidou.

Marc Mimram : Avant, le pouvoir se représentait dans des bâtiments institutionnels importants. Mais aujourd’hui, ce qui fait la représentation partagée par tous, c’est l’espace public. C’est pour ça que lorsqu’on dessine un pont, une passerelle, une route, une infrastructure, on porte une attention particulière à ce qui se partage. J’ai construit une passerelle entre la France et l’Allemagne avec une place au milieu. Quand ils manifestent, les gens se retrouvent là et partagent un questionnement, une revendication, un regard nouveau sur la géographie.

Le titre de votre livre est «Construire». Pourtant, la grande question qui se pose, à l’aune de la crise écologique, est : «Faut-il encore construire ?».

Paul Chemetov : En dehors des bâtiments comme le Parthénon, la cathédrale de Chartres, Versailles – qu’on a infiniment reconstruits pour qu’ils restent fidèles à ce qu’ils furent –, l’architecture est un art de la transformation. Récemment, au Pavillon de l’Arsenal, on pouvait voir cette exposition «Conserver, transformer, adapter». L’architecture, ce n’est pas seulement ce qui fait des belles ruines, pour reprendre une formule d’Auguste Perret. Toute architecture a une fin, comme toute personne. Par ailleurs, tant que l’humanité continuera à croître en nombre, il faut quand même construire. On ne peut pas dire, il y a des gens de première catégorie qui ont le droit de vivre, et des gens de huitième catégorie qui n’ont qu’à vivre en sous-sol. Cette revendication d’une vie digne impose de construire.

Marc Mimram : Il y a un regard egocentré sur cette question. En Chine, je construis en ce moment des ponts dans un «village», Jinan, qui compte dix millions d’habitants, et doit s’accroître de deux millions dans la décennie qui vient. Comment ne pas prendre en compte la nécessité qu’ont ces gens de se loger dans des villes qui ne soient pas celles qui se développent aujourd’hui, insupportables, horribles, déshumanisées, dans lesquelles l’architecture n’a aucun sens ? Je veux bien qu’on discute du bilan carbone en France, mais on ne peut pas dire qu’il faut arrêter de construire ! L’Inde, le Pakistan, le monde entier est en train de continuer à construire, dans une folie sûrement excessive, mais plutôt que de dire on ne construit plus, il faut savoir comment construire.

Paul Chemetov : En France, au sortir de la guerre, il y avait moins de 40 millions d’habitants, aujourd’hui, 67 millions. L’essentiel vit dans des milieux urbains, petites et grandes villes, bourgs. On ne peut pas mettre sa tête dans le sable en disant : «Advienne que pourra !»

Sachant que construire, à vous lire, ce n’est pas partir de zéro, c’est toujours faire avec l’existant.

Paul Chemetov : Il est aussi difficile de transformer un bâtiment que d’en créer un neuf. Mais quand vous réussissez, quand vous montez sur le dos des épaules de celui qui vous a précédé et que vous profitez de son altitude, vous faites un meilleur projet. Quand, avec Marc, nous avons fait le Muséum d’histoire naturelle, le résultat est meilleur qu’une mise aux normes, une remise en peinture. Nous avons transformé l’ancien bâtiment. Je pense que le Muséum d’histoire naturelle est notre meilleur projet, bien que ce ne soit pas un projet neuf. Et son bilan carbone est excellent !

En réalité, nous ne travaillons qu’avec l’existant. C’est avec ce cumul de l’existant, cette épaisseur des choses, des mémoires, des souvenirs, de la matérialité, des goûts, des couleurs, que l’on travaille. Et plus vous acceptez cela, meilleur est le résultat.

Marc Mimram : Cette vision de l’architecture comme art de la transformation, ça n’est rien d’autre qu’un regard sur ce qui préexiste au projet, la situation dans laquelle il se trouve, le paysage, l’orientation, la terre, le sous-sol. Par exemple, un bâtiment n’est pas de même nature quand il est fondé sur l’argile ou sur de la roche. Donc tout est en relation à l’existant.

Les écoles d’archi sont en ébullition. Au-delà des revendications sur de meilleures conditions d’études, il y a aussi une mise en cause – aux accents très soixante-huitards – de la manière dont l’architecture est enseignée et de celle de faire de l’architecture. «Où sont les archis ?» ; «Jean Nouvel à la retraite» ou encore «Bouygues tue». Quand les étudiants disent ça, qu’est-ce qu’ils veulent dire ? Et qu’est-ce que vous entendez, vous ?

Marc Mimram : Il y a un grand mouvement vers la petite échelle, les matériaux naturels. Small is beautiful. Et il y a cette idée un peu ambitieuse de donner du sens. Je viens de finir, à Saclay (Essonne), la construction du campus de l’école d’Agro, où les étudiants ont remis en cause leur participation au système social et productif qu’on leur proposait. Je suis très content que les étudiants en architecture fassent de même. Mais, pour autant, il ne faut pas penser que seule la maison des trois petits cochons soit l’avenir de l’architecture ! Il y a une discipline de l’architecture. Tout cela, on ne va pas le jeter sous prétexte qu’il faut construire en paille ou en terre !

Paul Chemetov : Quel est le projet qui favorise le mieux la transversalité, le passage de témoin, d’une époque à une autre, c’est ça la question. Il faudrait trouver un terme équivalent à celui de «malbouffe». Le «mal foutu», le «malbâti» ? Construire, ce n’est pas seulement empiler des m² ! Or nous vivons dans un temps où les collectivités transfèrent leurs droits aux entreprises. Le reproche que l’on peut faire aux bâtiments actuels, c’est que ce sont des m² au lieu d’être des m³ de sens. Construire, ce n’est pas seulement un métier, c’est beaucoup plus que ça, c’est une vie, un penchant, une addiction. On est dans un monde où la question de la marge financière l’emporte sur la question de l’usage, du sens. Je comprends dans ces conditions pourquoi les jeunes gens se réfugient dans le petit. Ils veulent garder la maîtrise plutôt que d’être mangés tout crus.

L’ennui, c’est qu’il faut vivre pour avoir vécu. On ne peut pas être méprisant avec ces jeunes gens car nous l’avons été, jeunes. Mais nous avons été portés par les Trente Glorieuses, par cette marée qui a urbanisé la France, bien et mal, et même les miettes qu’on nous a laissées suffisaient pour s’accomplir. Prouvé disait : l’architecture, c’est ce qui permet des jours meilleurs. Est-ce toujours vrai aujourd’hui ?

Marc Mimram : Les étudiants ont raison d’interroger leur participation au modèle proposé mais il ne faut pas répondre de manière dogmatique. Dans ce métier, il faut prendre en permanence des décisions qui peuvent être lourdes de conséquences, et les prendre en raison. Il n’y a pas de solution unique à un problème unique. Un projet doit être généreux, et le questionnement du programme est indispensable. Par exemple, à Meudon, nous avons construit un terrain de foot au-dessus d’une patinoire pour libérer du sol et offrir un espace public plus important.

Et la rénovation thermique ? N’est-elle pas en train de devenir un dogme ?

Paul Chemetov : Dans une commune de la périphérie, où il est question de rénover thermiquement un ensemble de bâtiments que j’ai construits dans les années 80, on me propose de mettre une couche de pierre par-dessus la pierre existante. Mais cette pierre vient du Maroc. Pour quel coût carbone ? Par ailleurs, «réparer», ce n’est pas tartiner avec du plâtre ! L’isolation thermique par l’extérieur me fait penser à cette scène de dessins animés où le personnage prend une tarte à la crème dans la gueule. N’oublions pas que le quart de la déperdition d’énergie vient des fenêtres, 30 % des combles et terrasses. On peut aussi ralentir un peu les ascenseurs, récupérer les eaux grises. Bref, il faut prêter attention à toutes ces choses.

Construire, éditions du Linteau, 78 pp., 21 €.